Par Corinne Thimodent
Photos : Teddy Vestris, Yvan Cimadure
12 years a slave ne s’affichait pas encore à l’écran que nombre d’entre nous savaient déjà, conscients de la persistance d’injustices – vivant ici, que le processus d’émancipation n’étant pas achevé qu’il nous faudrait sans cesse et sans répit poursuivre cette œuvre en nous construisant chacun, au bénéfice d’un nous-mêmes symbiotique, des chemins de libertés. Libertés qui au cours de ces quinze dernières années s’exprimant en mille et une manières créatives font démentir les « pas possible » et évoluer nos manières d’agir, jusqu’à déferrer ce droit naturel à tout homme d’entreprendre son territoire. Certain, une autre Guadeloupe se levait.
Était-ce à son tour de faire sa part autant que de prendre (sa) part, moins qu’en quinconce, aux festins des responsabilités économiques, synonyme de pouvoir et pour beaucoup d’une forme d’indépendance ? Une Guadeloupe, rassurée sans doute, depuis l’affirmation du Gwoka au patrimoine mondial de l’humanité et l’avènement de l’accras, sublimé en mets déstructurés de maîtres-chefs, de la valeur de ses apports au monde. À nous, que nos aînés destinaient à toutes autres fonctions dirigeantes plus intellectuelles que manuelles, d’accéder aux implications autres que politiciennes ?
Lespri Kaskòd est le fighting spirit d’une identité agile dont l’acte premier est de combattre les déterminismes.
Moins évidente est la tâche. Car, s’il revient à chaque génération de trouver sa mission, la nôtre aussi ardue que passionnante, revêt tout d’un rôle modèle de pionner, appeler à faire exister ce qui n’est pas encore ou peine à surgir en business plan recevable ? À nous, qui revenions de loin… De l’article 28 du Code noir, plus précisément. Lequel, organisant notre pauvreté, déclarait que « les esclaves ne pouvaient rien avoir qui ne soient à leur maître ; et que tout ce qui leur venait de l’industrie, ou par la libéralité d’autres personnes, ou autrement, à quelque titre que ce soit, était acquis en pleine propriété à leurs maîtres, sans que les enfants des esclaves, leurs pères et mères, leurs parents et tous autres y puissent rien prétendre par successions, dispositions entre vifs ou à cause de mort ; lesquelles dispositions déclaraient nulles, ensemble toutes les promesses et obligations qu’ils auraient faites, comme étant faites par gens incapables de disposer et contracter de leur chef ».
Les volontés d’investir et de s’investir hors des univers connus de la politique, du fonctionnariat, du monde libéral en son statut d’arbitre, ainsi durement confrontées à ses interdictions légales, même après l’abolition du code les ayant établies, ont dû dès lors s’adapter, développer des stratégies de contournement faisant émerger Lespri Kaskòd. Un pur état d’être aux versions multiples, aussi bruyant que silencieux, révolutionnaire et résilient, hors posture du langage, chaque exemple qui en témoigne transcende la parole. D’abord en ba bwa, respectant la consigne de Dominik Coco, nos initiatives semblèrent amusantes, vaines pour les tenants du tout-import, qui cependant émargeaient aussi à l’export ; tant qu’il ne s’agissait que de banane, de rhum et de sucre. Tant que la production locale demeurerait une Hispaniola dont on ne cessait de vanter le potentiel tout en l’évidant de ses projets structurants, vite ramenés pour le confort plus que pour le bien d’une poignée à leur plus simple expression d’artisanerie.
Mais à mesure que les productions locales, plus médiatisées, se frayaient des marchés, avec ses locomotives en têtes de pont, lustrées de l’indigo de ces noms devenant communs, l’ennemi, plus que jamais, allait s’arc-bouter aux privilèges surfaits d’une économie de comptoir en sursis, où le rôle de chaque acteur, chaque groupe était en train de se redéfinir. Le contrecarrer ? Non : Kaskòd ! L’enfant du professeur instruit-poète retournait à la terre, élever des poulets bio distribués en circuit court, de sorte que la valeur créée restât plus longtemps ici – Ô peyi – avant d’abonder d’autres mains. Kaskòd, aussi dans sa tête et tout son corps, les descendances des maîtres d’hier, qui, souscrivant entièrement à l’Histoire, portaient fièrement aux Galeries Lafayette leurs Biguines-Madras en Fwans, où elles ne cachaient plus ni un créole parfait ni une guadeloupéanité assumée. Les deux appartiennent au blason du Chevalier de Saint-Georges qu’une voix de Ladrezau rend, sans citation, plus vivant que jamais.
Lespri Kaskòd est le fighting spirit d’une identité agile dont l’acte premier est de combattre les déterminismes. Et parce que nous avons appris de nos aînés, l’équilibre pour nous vient d’une quête de complémentarité, révélatrice de notre capacité unique à transmuter en beau et bancable ce qui, a priori, ne l’est pas. Manifester ! Amener à la réalité. Comme pour le mot « nègre », qu’il convient d’écrire avec un grand N, l’entrepreneur guadeloupéen – le sociétal, est ce Nouveau Colon de niches rendues par son engagement exemplaire, au-delà de la notion de travail, des cavernes d’Ali Baba.
Fabienne Youyoutte, illustre ce propos, tant elle apporte au monde économique, sans faire de vagues à la surface, par touches disruptives en profondeur, ses textures généreuses aux saveurs originales, mariant notre île avec tous-les partout qui la composent. Elle a fait bouger les lignes. Oui, elle a su, couronnée de la reconnaissance de ses pairs du titre professionnel de Meilleur Artisan de France, asseoir sa notoriété pour obtenir une inclusion méritée au circuit des tour-opérateurs. Elle est la pause gourmande obligée des touristes comme des natifs de passage ou résidents qui prescrivent l’adresse, mais surtout y reviennent tous, conquis par l’audace de ses préparations. Oui, Youyoutte est désormais une marque constituée des attributs de son savoir-faire et des résultats financiers qui la distinguent et valident son ouverture à la franchise. Elle incarne, sans aucun renoncement à ce qui fait d’elle une femme, noire, une personne à part entière, l’excellence au présent du faire avec et voir plus loin, de Lespri Kaskòd !
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