Propos recueillis par Ken Joseph
Photos : Yvan Cimadure - Xavier Dollin
Big-bang d’inspirations contraires, un more is more décomplexé, geyser d’idées aux contours best-sellers. Rencontre d’un des créateurs les plus stimulants du moment, qui par sa palette de créativité met la critique à ses pieds, emportant tout sur son passage.
Un parcours des plus atypiques.
Né au début des années 80, à Pointe-à-Pitre, j’ai grandi dans le quartier de Mortenol Sud. Un quartier réputé difficile où j’ai été élevé par ma mère qui nous a éduqué seule, mon frère aîné et moi. Très tôt, elle nous a inculqué les valeurs du travail et du respect, ce qui se révélera comme un véritable défi lorsque l’on grandit avec la tentation de l’argent facile. C’était une femme stricte, mais juste. Nous avons grandi entourés de voisins au grand cœur, de travailleurs acharnés, mais aussi de petits trafiquants. Cet ensemble fera de moi ce que je suis aujourd’hui. Malheureusement, je n’ai pas eu la chance d’accéder à des études supérieures. Je dirais que j’ai eu un parcours scolaire atypique, où j’ai sauté une classe à l’école primaire et une autre au collège, mais étant trop turbulent, du fait de mon ennui, j’ai été à tire-d’aile mis de côté par mes professeurs. J’ai tout de même obtenu un CAP-BEP en électrotechnique, avec la mention très bien. Mais par la suite, je me suis retrouvé sans école pouvant m’accueillir, mes professeurs n’ayant pas jugé utile de m’inscrire en classe supérieure. C’est ainsi que je me retrouve à l'âge de 16 ans sans école et décide de travailler dans un fast-food.
Cela a été très difficile, car je me suis vite confronté à la dure réalité de l’entrepreneuriat, un monde qui m’était jusqu’alors inconnu.
L’année suivante, je reprends mes études et entre en première électrotechnique, au lycée de Trioncelle, à Baie-Mahault, tout en continuant à travailler le soir. Cette équation n’était certainement pas la meilleure, puisque j’ai vite mis fin à ces études. J’ai donc poursuivi mon expérience au sein de cette même enseigne de fast-food, jusqu’à y devenir technicien de maintenance itinérant. Il est vrai qu’il était bien plus intéressant pour moi de gagner de l’argent en travaillant que de continuer à aller à l’école. Mais lassé par ce secteur, je décide de changer de voie et m’essaie à plusieurs emplois dans différents secteurs. Et c’est après moult expériences que je décide de m’orienter vers un métier plus manuel qui sollicitait rigueur et précision. C’est ainsi que je deviens monteur-lunetier pour un atelier de montage adossé à une grande enseigne de l’optique et me passionne pour ce métier.
J’y suis resté deux ans puis me suis vite lassé, car j’avais peu de marge de manœuvre pour m’exprimer. J'ai donc postulé chez un autre opticien de la région pointoise qui, à cette époque, avait cinq magasins en gérance. À 25 ans, me voilà chef d’atelier manageant trois monteurs, tous plus âgés que moi. Les premières années ont été laborieuses, car il était difficile pour moi, de me faire comprendre de mes collègues au vu de mon jeune âge et de mon tempérament impulsif. Il m’a fallu du temps pour comprendre et tisser des liens, pour enfin réussir à installer un climat serein pour le bien de tous, ce qui a porté ces fruits.
Grâce à la persévérance et la ténacité, je me suis vite forgé une réputation d’homme exigeant, mais qualifié et réputé pour la qualité de son travail, également apprécié de tous mes collègues. J’ai travaillé près de dix ans dans cette entreprise où j’ai pu valider mon CAP monteur-lunetier, à Besançon, à l'aide de la VAE. J’en ai profité par la suite pour m’essayer au BTS optique Lunetterie et ai suivi plusieurs modules de cette formation à Paris, dont l’examen de vue et la vente-visagiste. Cette reprise m’a réconcilié avec les bancs de l’école. J’ai toutefois décidé de ne pas poursuivre dans cette voie, préférant les travaux manuels, mais aussi parce que mon ancien employeur ne me donnait que peu de moyens pour m’entraîner. Après coup, je me suis formé chez les Meilleurs Ouvriers de France Lunetiers qui dispensent leurs cours dans le Jura, berceau de la lunetterie. Ces derniers ont tout de suite vu en moi un fort potentiel.
Débordant d’idée, mais contraint de ne pouvoir évoluer et de ne pouvoir laisser place à ma créativité, au sein de l’entreprise pour laquelle j’ai travaillé près d’une décennie, j’ai décidé de créer ma propre entreprise ainsi que ma propre marque : Bellatrix. Je me suis laissé, en tout et pour tout, un an pour effectuer toutes les démarches administratives et créer la première collection. Cela a été très difficile, car je me suis vite confronté à la dure réalité de l’entrepreneuriat, un monde qui m’était jusqu’alors inconnu.
La révélation Bellatrix .
J’ai choisi le nom Bellatrix qui signifie ténacité en latin, car si je ne savais rien de l’entrepreneuriat, je savais que la ténacité allait être indispensable pour créer et développer ce projet. C’est aussi, un hommage appuyé à ma femme qui dès mes débuts, enceinte de notre premier enfant, m’a épaulé et aidé en effectuant toutes les démarches : étude de marché, rédaction des statuts… Sans elle, j’aurai déjà abandonné et c’est sans compter sur sa persistance, sa pugnacité et sa persévérance. Oui, je dirais que Bellatrix, au-delà d’une passion et d’une totale liberté, est aussi une histoire familiale. C’est en effet à deux que cette société s’est créée. Cela a été un véritable défi et l’est encore aujourd’hui, élevant nos deux jeunes enfants, Maxine et Raphaël, et Christelle menant sa carrière professionnelle en tant que cadre dans le secteur privé. Elle m’accompagne moralement certes, mais tient un rôle prépondérant chez Bellatrix puisqu’elle y est mon associée, responsable du développement des activités, de l’administratif, de la gestion et du marketing. Sortir de sa zone de confort, oser. Voici le créneau de notre couple.
Quand je vends une paire de lunettes dans le monde, je véhicule l’image de la Guadeloupe. Toutes mes lunettes sont faites main, dans mon atelier, et sont toutes gravées : made in Guadeloupe.
Avec Bellatrix, je propose aux opticiens et particuliers la possibilité de créer sur mesure des montures de lunettes optiques et solaires adaptées à la morphologie de leur visage et de choisir forme et couleur. Ce choix se fait parmi de nombreux coloris, l’intégration de tissu ou de matières naturelles telles que le sable, le bois, la fibre de coco... Dès le départ, j’ai été épaulé par Guadeloupe expansion et Initiative Guadeloupe avec qui j’ai constitué un dossier solide qui m’a permis d’obtenir un prêt à taux zéro. Ensuite, un gros coup de chapeau à la Région Guadeloupe en la personne de son président et son équipe, qui nous ont permis de continuer notre développement aux moyens d’aides financières (ARICE…) et d’accompagnements par le biais de conseils aux entreprises. La Chambre des métiers m’a également soutenu en me permettant d’être accompagné par des consultants en organisation et développement d’entreprise. Aussi, j’ai pu compter sur le soutien des Meilleurs Ouvriers de France.
(…) mes premiers pas ont été difficiles, car personne ne me connaissait, tout le monde porte en général de grandes marques.
J’ai reçu un accueil chaleureux de la part des opticiens guadeloupéens. Et à peine trois mois après le lancement commercial, je décide de participer à l’un des plus grands salons professionnels de l’optique, le Silmo de Paris. J’assois ainsi notre notoriété et élargis notre portefeuille clients. Les médias locaux nous ont également réservé un très bon accueil ainsi que la population qui semble adhèrer au concept ; nous recevons des félicitations de toute part pour notre initiative. Je me rappelle, qu’à la suite d’un reportage que Guadeloupe la 1re nous avait consacré, mettre rendu à Destreland et être reconnu par des gens qui venaient me féliciter pour mon initiative et m’encourageaient dans cette voie que j’avais choisi. Ce jour-là, j’avais une vingtaine de cartes de visite et en l’espace d’une heure, il ne m’en restait plus. J’étais très content et c’est à ce moment que j’ai commencé à avoir confiance en moi, car beaucoup de gens comptaient sur moi. Et il était inconcevable de les décevoir. Au fil du temps, j’ai analysé ce qui n’allait pas et je me suis vite amélioré.
Ma fierté tient dans le fait que tous mes premiers clients ont repassé commande jusqu’à ce jour et me félicitent pour les améliorations portées sur la qualité de mon travail. Aussi, de nombreuses personnalités ont été séduites par notre concept et nous font confiance pour leur proposer des montures parfaitement adaptées à la morphologie de leur visage (Claudia Tagbo, Lilian Thuram, Sonia Rolland, Kareen Guiock...). Nous avons eu l’opportunité de participer en mai 2018 à un événement organisé en marge du Festival de Cannes par une marque de produit capillaire haut de gamme. Le but était de présenter sa marque à des personnalités et des influenceurs, le tout dans une somptueuse villa sur les hauteurs de Cannes. Nous avons ainsi pu rencontrer et faire découvrir la marque à de nombreuses personnalités, mais aussi monter les marches du festival.
Grand fan du réalisateur américain Spike Lee, je savais qu’il serait à Cannes, son film Blackkklansman étant nominé. À ma grande surprise, je vois qu’il "like" sur Instagram la publication annonçant mon arrivée à Cannes. Je lui crée donc une paire de lunettes composées de trois sables de plages guadeloupéennes. À force d’audace, de contacts noués, nous parvenons à le rencontrer et à lui remettre la paire de lunettes. Un moment mémorable pour nous. Nous espérons pouvoir poursuivre les échanges avec ce réalisateur de renom. Le post concernant Spike Lee a été vu plus de 52 000 fois et partagé 400 fois. Nous espérons poursuivre notre développement à l’international et asseoir notre notoriété.
Ses débuts.
Comme je le disais plus tôt, mes premiers pas ont été difficiles, car personne ne me connaissait, tout le monde porte en général de grandes marques. Il fallait donc que je prouve de quoi j’étais capable… Ma chance, c'est que je suis le seul à faire ce que je fais et cela a été l’élément déclencheur, car j’ai attiré l’attention. Mais à l’époque, j’étais très mal à l’aise quand il s'agissait de m’exprimer en public, j’avais énormément de mal à expliquer mon activité. Je manquais cruellement de confiance en moi. D’ailleurs, mes premières créations, avec le recul qui est le mien aujourd’hui, étaient une vraie catastrophe.
Ma mère avait très peur à mes débuts, je venais de démissionner de mon travail et ma femme était enceinte de notre premier enfant…
Quand je recevais l’appel de mes premiers clients, je tremblais, ils se plaignaient de mes finitions ou autres, comme savait si bien le faire mon amie de lycée Odile Martial (rires), opticienne et première cliente. Je manquais de confiance. Je me rappelle, parfois, que je me réveillais la nuit pour réfléchir, me demander si j’avais fait le bon choix. Est-ce que ce n’était pas mieux de rester à mon ancien emploi et toucher un salaire ? Les clients, allaient-ils de nouveau me faire confiance… ?
Je me souviens de mon premier jour de démarchage commercial, je tremblais à l’idée de voir mes premiers clients me fixant des yeux afin d’entendre ce que j’avais à leur dire, car je me répétais et bégayais tout le temps. Mes premiers entretiens je les faisais avec mon associée, ma femme, qui prenait le relais quand je m’emballais. Elle m’a beaucoup aidé à traverser cette période qui maintenant est de l’histoire ancienne. J’ai aussi reçu l’aide de ma première fan qui est ma mère, à qui je dois tout, car grâce à ses conseils ainsi que ceux de ma femme, j’ai réussi à surmonter cette épreuve et maintenant j’aime ce que je fais. Ma mère avait très peur à mes débuts, je venais de démissionner de mon travail et ma femme était enceinte de notre premier enfant, mais grâce à ma détermination elle a vite été rassurée.
J’ai su m’entourer de bonnes personnes, dignes de confiance, pour mener à bien ce projet et c’est pour cela que je suis fière de dire haut et fort que Bellatrix est une société familiale guadeloupéenne, car j’utilise toutes les ressources autour de moi pour les intégrer dans mes lunettes. Quand je vends une paire de lunettes dans le monde, je véhicule l’image de la Guadeloupe. Toutes mes lunettes sont faites main, dans mon atelier, et sont toutes gravées : made in Guadeloupe. Pour moi, cela est un gage de qualité et de reconnaissance pour mon île. Nous avons embauché notre première salariée en 2018, afin de répondre aux commandes croissantes.
Enfin…
Malheureusement, le succès ne vient jamais tout seul. J’ai dû aussi m’armer de patience et découvrir aussi des personnes mal intentionnées qui n’ont aucun scrupule à vous dénigrer ou dénigrer votre travail pour essayer de briller à leur tour ou utiliser votre notoriété pour se mettre en avant. Je trouve cela répugnant, mais j’ai appris à mettre de l’eau dans mon vin et à passer au-dessus.
Enfin, l’entrepreneuriat m’a beaucoup changé, la transition de salarié à patron est complètement différente. Maintenant, j'appréhende mieux ses pourtours, mais tout est question de stratégie à adopter. C’est pour cela que j’ai été accompagné par la Chambre des Métiers et de l’Artisanat par le dispositif CAPEA — en la personne de M. Amblard, afin d’élaborer la meilleure stratégie pour le bon fonctionnement de l’entreprise et cela m’a permis d’éviter de nombreux écueils. Les réseaux sociaux nous ont aussi permis de nous développer. Ce sont de très bons outils de communication qui permettent à une entreprise de gagner en visibilité et développer son chiffre d’affaires. Aujourd’hui, nous sommes connus au-delà de la Guadeloupe et cela reste ma fierté.
Le génie guadeloupéen, selon moi, consiste à pouvoir exprimer son intelligence et sa culture au service de soi-même, mais aussi des autres. Le génie peut s’exprimer de différentes manières. Notre passé, je pense, nous permet d’être fort mentalement et de faire preuve de ténacité.
ความคิดเห็น