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L'empreinte de la couleur

Dernière mise à jour : 13 mai 2023

Par Pierre-Yves Chicot | Avocat à la cour et Maître de conférences de droit public

Photo : Lens Frazier

 



« J’étais le moins aimé parce que plus foncé que les autres enfants de la fratrie ».


Histoire de races dans les colonies départementalisées.

Il a 25 ans. Il est là, debout, rempli d’innocence, alors même que le lieu qui l’accueille lui réclame de répondre de forfaits commis. La scène se déroule au Tribunal de Grande Instance de Pointe-à-Pitre. Il est jeune. Son allure d’éphèbe ne laisse aucun doute sur le charme qu’il peut exercer sur le sexe opposé, renforcé par une diction et une expression parfaites. Ses longs cheveux tressés taquinent régulièrement l’entièreté de la rainure de son dos. Il manifeste de la fierté lorsqu’il s’agit de témoigner de ses talents professionnels et l’expression de son corps raconte toute la honte qu’il peut éprouver lorsqu’est évoqué son parcours de délinquant. L’assistance a pu être saisie d’émoi lorsqu’il livre sa première grande souffrance d’enfance : « J’étais le moins aimé parce que plus foncé que les autres enfants de la fratrie ». Ainsi, commence le parcours d’un jeune délinquant qui perd confiance en lui et tombera dans les bras de la déviance, en raison de l’empreinte de la couleur.

La couleur qui égaye la vie devient, dans la société coloniale et postcoloniale, un poids, un instrument de discorde. Car, en effet, la teinte foncée de l’épiderme peut valablement constituer un handicap de départ dans une société où des ancêtres ont été « élevés » au rang de biens meubles, précisément parce que leur taux de mélanine dans le sang était plus élevé. Depuis très longtemps, certains sont obsédés par la pureté de la couleur et considèrent comme un mal le mélange des sangs qui fait peser le risque de « la transformation des meilleurs au rang des pires ». Ils affirment que la race est le facteur essentiel de l'histoire humaine. Ils soutiennent également, toujours avec force violence, qu'il existe une hiérarchie entre les races et que la race aryenne (Indo-européenne) a été, du fait de sa supériorité intellectuelle et morale, à l'origine de toutes les grandes civilisations. Balivernes !

© Leoni Milano



Classe, race et colonialisme en Amérique française.



Michel Giraud, dans sa célèbre thèse de sociologie, explique cette empreinte mortifère de la couleur de peau dans le cœur et les esprits de nos sociétés, notamment dans son pays la Martinique. Son exposé scientifique magistral demeure très vivace et pertinent, en dépit du temps passé, depuis sa rédaction et sa publication en 1976. Le concept de race, dit-il, ne doit pas être pris dans son acception biologique quand on l’approche à partir du terreau martiniquais, mais dans celle de « race sociale », c’est-à-dire « la façon dont les membres d’une société se classent réciproquement d’après leurs caractères physiques ». La typologie raciale martiniquaise ne se contente pas de définir les caractéristiques qu’elle recense, elle valorise certaines caractéristiques physiques, et plus généralement, certains groupes, au détriment des autres. C’est-à-dire qu’elle se fonde sur le préjugé de couleur.


« de manière générale, la société martiniquaise, en particulier, reste caractérisée par l’obsession coloriste, l’identification raciale pouvant resurgir à tout instant, en particulier lors de toutes graves crises politiques ».

La structuration des sociétés antillaises, née du colonialisme français, repose sur une stratification « socio-raciale » singulière, qui a été créée au début de l’époque esclavagiste. D’une intensité inégale de la Martinique à la Guadeloupe, sa persistance révèle la prégnance de l’entreprise coloniale dans les esprits et les relations entre les uns et les autres qui doivent nécessairement évoluer pour faciliter le vivre-ensemble qui demeure compliqué. Ce vivre-ensemble est rendu plus complexe avec l’immigration des nègres haïtiens plutôt rejetés et l’accueil bienveillant, de la part des hommes, des femmes de la République dominicaine à la peau claire et à la longue chevelure. Ces dernières arrivent et sans le savoir peuvent contribuer à la guérison de maux enfouis chez bien des individus qui pensaient que « l’accès » à une « chabine », qui plus est aux longs cheveux demeurerait à jamais un fantasme.


Garvey Day Parade, 1965, Black is beautiful movement. © Kwame Brathwaite.



La revendication parfois virulente du « black is beautiful », l’incertitude pesante d’une toujours possible réaction énergique de la majorité nègre de ces pays, les affirmations identitaires chantées sur le mode politique ont conduit certaines personnalités békés à donner des signes de ralliement aux autres. Mais pour l’essentiel, dans sa majorité, cette communauté vit toujours largement refermée sur elle-même, perpétuant une mentalité réfractaire aux unions mixtes et au métissage. On se souvient à quel point, en 2009, les propos axés sur la pureté de la race de cet important commerçant béké martiniquais avaient suscité l’ire de bien des Guadeloupéens et des Martiniquais. Et ce, au plus fort de la crise sociale, dénonciatrice de la vie chère, des monopoles et des inégalités économiques. Des attitudes similaires sont observées chez les Mulâtres, chez la bourgeoisie de couleur. En petits télégraphistes, ces derniers sont les fidèles relais d’une idéologie de l’obsession de la purification de la race pour les descendants des colonisateurs et l’obsession de pâlir la teinte de l’épiderme pour eux-mêmes et leurs descendants.


© Gemma Chua Tran



Persistance de l’idiotie : entre paralysie sociale et haine du semblable.


Les sociologues et les anthropologues, qui conservent parmi leurs travaux de recherche ces objets d’études, constatent que les stéréotypes et les préjugés attachés à la couleur de peau et aux catégories « raciales » sont toujours extrêmement opérants. La société post-esclavagiste de ce début du XXIe siècle reste malade de la couleur. Or, qu’est-ce que serait la vie sans couleurs ?


C’est le systématisme à décrire un individu, sans être en sa présence, en commençant par énoncer les nuances des teintes d’épiderme qu’on peut retrouver dans nos pays riches de leur diversité phénotypique. C’est aussi dans cette commune du sud de la Martinique, en ce début de XXIe siècle, l’injonction faite à la fille métisse de la part de sa mère négresse unie à un blanc créole de petite condition, faute de mieux, de reproduire exactement le même schéma qu’elle, quitte à gommer l’amour et les sentiments inhérents à l’attraction naturelle entre les êtres. L’anthropologue Ulrike Zander fait observer que « de manière générale, la société martiniquaise, en particulier, reste caractérisée par l’obsession coloriste, l’identification raciale pouvant resurgir à tout instant, en particulier lors de toutes graves crises politiques ». En Guadeloupe, le petit délinquant qui déclare à la barre que sa petite amie attend des jumeaux nous laisse penser que, guéri de sa souffrance de l’empreinte de la couleur, il leur enseignera l’amour d’eux-mêmes pour briser la morbide spirale.

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