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Du darwinisme Guadeloupéen

Dernière mise à jour : 13 mai 2023

Par Dr Stéphanie Meylion Reinette sociologue et artiviste

Photos : Yvan Cimadure - Xavier Dollin

 



J’ai fait un rêve.


Pour réussir, il faut entreprendre quelque chose, et il faut donc rêver… c’est le préalable à la réussite. L’ambition, c’est l’amorce, le commencement. Sans rêve, point de projection, d’horizon, de projet et donc de sentiment de réussite en bout de course. Il paraît donc inaliénable au succès, à la réussite. Celui qui réussit est d’abord un rêveur, un entrepreneur ou un aventurier (à voir) et puis un explorateur sans doute. Et enfin, un jusqu’au-boutiste. En voilà une définition quelque peu prématurée et très philosophique, n’est-ce pas ? Cette approche me sied réellement. Je crois fondamentalement qu’il faut rêver pour réussir. Henry David Thoreau, poète, essayiste et naturaliste américain du 19e siècle, antiesclavagiste, ne me contredirait pas. Il a dit ceci : « La vie m’a enseigné au moins une chose : si quelqu’un avance avec confiance en direction de ses rêves et qu’il s’efforce de mener l’existence qu’il a imaginée, il jouira d’une réussite hors du commun ». Une réussite hors du commun signifierait alors que l’accomplissement soit notable aux yeux de celui ou celle qui agit et œuvra, comme aux yeux de celleux qui l’observent ? Je crois que la réussite se mesure également à l’attention qui est portée à l’acte, l’œuvre, l’accomplissement. On nommerait donc ici la reconnaissance = postérité & prospérité. La réussite est sanctionnée par la reconnaissance sociale qui se matérialise par la réputation et la gradation statutaire. Mais, loin de proposer une conclusion arbitraire, issue de mes observations scientifiques et personnelles, je souhaite élargir le spectre de réponses. Procédons d’abord par la question qui nous fut posée : qu’est-ce que « réussir » en Guadeloupe ? Notre réponse se scindera en plusieurs étapes : considérer le phénomène de la réussite au sens large, pour faire un focus sur la Guadeloupe même.


© Rashid Almusharraf


Qu’est-ce que « réussir », si ce n’est comme tout phénomène social, une projection propre à chaque culture sociétale ? Chaque vision du monde ? Si l’on questionne des individus sur leur conception de la réussite, des États-Unis, à la France, en passant par l’Inde, que trouverions-nous ? Et entre la France hexagonale et les territoires ultrapériphériques – ces chers outremers – dont nous sommes ? Et entre ces territoires ultrapériphériques ? Avec certitude, nous pouvons dire qu’il y aura des dissonances d’un pays à l’autre, la conception de la réussite étant tributaire de la philosophie de vie de l’individu (religion, espérance, mœurs…) ; mais nous trouverions également une trame commune, indubitablement. Par le biais d’un petit sondage, via une application bien connue, j’interroge des Guadeloupéen.ne.s, artistes, professionnel.le.s de la santé, sur leur conception de la réussite…



Petit sondage.


« Je suis en train d'écrire un article pour un magazine, la question qu'ils m'ont demandé de traiter est " réussir en Guadeloupe ". Je demande donc à des Guadeloupéen.ne.s de me dire ce qui signifie " réussir " pour elleux. Que signifie " réussir " pour toi ? » Morceaux choisis.



« Pour moi réussir c'est se sentir bien, heureux, en appréciant la valeur des victoires et échecs passés, en profitant pleinement de ce qu'on est au présent, et en (se) faisant confiance pour la suite, quelle qu'elle soit. »
Ludmila Dralou,Papa Doubout. 

« A priori, la réussite professionnelle me permet de dire aujourd'hui que j'ai des revenus me permettant de subvenir à mes moyens de façon satisfaisante tenant compte notamment de la situation économique de mon île. La réussite qui me tient à cœur est la réussite personnelle : celle qui me permet réellement d'être heureux dans la vie en accord avec mes convictions. Une forme de reconnaissance, mais surtout une situation sociale suffisamment confortable. Aujourd'hui, je travaille pour être heureux et transmettre à mon entourage personnel et professionnel le goût de la vie malgré les obstacles. »
Teddy Duflo, Kinésithérapeute. 

« Réaliser son ou ses objectifs sans que qui que ce soit ne t’empêche de les mener à bien, et de pouvoir s’établir dans la pérennité. Par exemple si tu as un établissement, en ouvrir un autre ou des espèces d’annexes (boîte, restaurant, bar, etc.). »
VIBE, artiste, chef d’entreprise et activiste philanthrope.

« Réussir signifie pour moi, en premier lieu de simplement pouvoir se fixer un objectif/but et l'atteindre. Plus particulièrement, je pense que réussir est un cheminement vers la réalisation de nos désirs (personnels ou professionnels). De fait, il évolue en fonction des besoins de la personne. Il faut évidemment pour cela aussi savoir définir son besoin – se connaître un minimum… Réussir signifie donc pour moi, parvenir à réaliser, au quotidien, tous mes désirs. Et ce naturellement dans le droit et le respect d'autrui ! C'est alors mon bonheur. »
Judith Tchakpa, créatrice designer.

« Réussir, c’est pouvoir être épanouie dans ce que j’entreprends… pas besoin d’être riche pour réussir, car dans la vie, ça ne suffit pas pour être heureux… En fait, mon but est de réussir à être heureuse tout au long de ma vie sachant que la vie est faite d’étapes douloureuses. La vie en Guadeloupe nous limite dans beaucoup de domaines, alors je pense que c’est un grand challenge ; mais je compte bien réussir. »
Céline Bernabé, artiste.

« Pour moi, réussir c'est, en un premier temps, savoir s'adapter le plus intelligemment possible à notre réalité. Puis transformer ce qui doit l'être de manière à ce que nos aspirations les plus profondes deviennent réalité. »
Francine Cornely.

Recette.


D’un point de vue étymologique, il dérive de l’italien « riuscire » (ressortir). Les variantes de ses définitions – avoir un heureux résultat, aboutir à un succès, avoir un effet bénéfique sûr, parvenir à être, faire exécuter avec succès – couplées à sa racine linguistique démontrent que la réussite est non seulement le cheminement, les moyens, mais aussi la fin. On ressort d’un parcours, d’un processus mettant en œuvre réflexions, projections, décisions, actions, réalisations, aboutissement et accomplissement (la redondance du suffixe –tion n’est pas hasardeuse ici, appuyant ainsi l’idée de l’action). Au regard des témoignages précédents, la recette de la réussite requiert courage, ambition, confiance, estime de soi, abnégation, détermination, passion aussi non ?! Mais quelles consistances – autres que philosophico-émotionnelles – pouvons-nous donner à ce terme ? Quelles réalités derrière le concept ? Quelles réalités culturelles ?



On ne dit pas à un enfant « il faut que tu sois heureux.se », mais « il faut que tu réussisses, que tu aies un bon boulot, que tu fasses quelque chose de ta vie ». L’ambition première n’est pas d’être heureux, le bien-être, la poursuite de ses rêves, mais plutôt la bonne adaptation au modèle social qui nous est imposé (proposé ?).

Prendre l’ascenseur social.


Dans le contexte occidental, la notion de réussite est intrinsèquement liée à l’idéologie capitaliste. En effet, le capitalisme – système économique basé sur l’accès à la propriété privée coexistant à la démocratie libérale dans la même société – présuppose donc la liberté de commercer, d’acquérir des biens de production et de distribution pour accumuler du profit à travers les divers marchés, comme des biens de consommation. Ce système est construit selon une organisation pyramidale de hiérarchisation dont la base renvoie au plus grand nombre, aux moins aisés – ou disons-le aux pauvres – et, qui à mesure qu’elle rétrécit vers son sommet, catégorise les individus vers des statuts sociaux, économiques et politiques croissants. Au sommet, donc les élites, les érudits, les riches, les nantis, etc. (attention : l’érudition n’est pas nécessairement concomitante à la richesse). Parvenir à gravir les échelons du système, c’est changer de classe sociale et, in extenso, de codes culturels. Manifester ce changement par les signes extérieurs de richesse. Il faut paraître ce changement.

La mobilité sociale est le Saint Graal de l’éducation dans nos pays occidentaux/occidentalisés. On ne dit pas à un enfant « il faut que tu sois heureux.se », mais « il faut que tu réussisses, que tu aies un bon boulot, que tu fasses quelque chose de ta vie ». L’ambition première n’est pas d’être heureux, le bien-être, la poursuite de ses rêves, mais plutôt la bonne adaptation au modèle social qui nous est imposé (proposé ?). Ce modèle est uniforme et universel ! Même les pays communistes, a priori antagonistes aux pays capitalistes/libéraux sont eux-mêmes capitalistes puisque participant au système économique mondial qui en porte le germe et assure son expansion à travers la globalisation : libre-échange, libre circulation des biens, abrogation des frontières (ou leur assouplissement), etc. NOUS SOMMES TOUS CAPITALISTES ! En somme, atteindre les plus hauts échelons, les plus avantageuses positions de la hiérarchie sociétale est l’objectif de quasi tous les individus, désormais et de plus en plus. Et selon la théorie du Darwinisme social (Darwin avait théorisé l’évolution des espèces vivantes – le Darwinisme – et Herbert Spencer appliqua cette théorie sociologiquement théorisant l’évolution à l’intérieur de l’espèce humaine), l’humain est assujetti aux mêmes lois de compétition pour la survie du groupe socioculturel (au-delà de l’espèce humaine). La loi de la jungle. Et l'on ferme la boucle : compétition dit ambition, projet, rivalité aussi, etc. Malgré cette uniformisation idéologique, nous ne voyons pas tou.te.s la réussite exactement du même œil. Il y a des nuances culturelles et rituelles intéressantes à souligner. Ce qui nous amènera à nous questionner sur notre propre culture guadeloupéenne par ailleurs.


© David Clarke


Une étude sociologique sur la mobilité sociale et les raisons de la réussite menée dans trois pays (USA, France et Inde) et sur 150 sujets issus de milieux modestes, ayant accédé à des postes prestigieux dans la fonction publique, démontre que l’envie de s’en sortir, le hasard, la valorisation de l’éducation et le sentiment de bénéficier d’un don étaient les raisons principales évoquées par les interviewé.e.s pour expliquer leur succès. Il en résulte également des différences culturelles : par exemple, chez les Américains, il y a une tendance très prononcée à faire référence aux logiques de compétition et de marchés. Chez les Indiens, on note une tendance très forte à nier toute responsabilité individuelle dans leur réussite et chez les Français une répulsion à admettre que l’ambition a joué un rôle dans leur réussite.


Quant à l’interprétation des inégalités sociales, l’idéologie méritocratique reste le fondement de la justification américaine (chacun ne reçoit que les justes récompenses de ses efforts) et française (la mobilité professionnelle dans les institutions de l’État, garant des égalités sociales, est signe de mérite malgré le népotisme ambiant). En Inde, malgré la mobilité sociale difficile, mais possible, c’est le système de castes qui conditionne les individus : gravir les échelons, mais la réincarnation dans tout cela ? Cette transhumance sociale peut se solder par des difficultés d’adaptation : les « transfuges de classe », comme les appelle le sociologue français Pierre Bourdieu, sont en lutte avec leur habitus (allure générale, dispositions d’esprit, mœurs, croyances, etc). Toutefois, c’est la vocation même de nos sociétés occidentales/isées de révérer les nanti.e.s (de sang bleu ou ‘parvenu.e.s’, les Kardashian et les autres superstars) et de désirer ardemment appartenir au sérail.

Au bout du compte, il y a la reconnaissance sociale – voire mondiale pour certain.e.s – et aujourd’hui, les hashtags ravageurs qui conditionnent profondément les nouveaux/elles rêveur.se.s élevé.e.s aux télé-crochets et autres lieux de starisation express : signes extérieurs de richesse au prix du surendettement et personnalités publiques (télévisuelles ou autres) fondées sur leur bêtise, leur légèreté, leur inconsistance. Seulement, l’effort, le cheminement et la gratification qui en découlent sont soustraits au processus. On a brossé un tableau relativement exhaustif de ce qu’est la réussite. Pouvons-nous calquer ce modèle à notre société ? Du Darwinisme guadeloupéen.




Du darwinisme guadeloupéen... Ou, en l’espèce, essai de réflexion sur une théorisation de l’évolution interne de l’individu issu de la société postcoloniale.


Quid du contexte guadeloupéen ? Comme partout ailleurs, réussir c’est se fixer des objectifs et les atteindre, accomplir ses rêves et son bonheur, souligne Willy Angèle : « Pour moi, réussir en Guadeloupe c'est parvenir à trouver lors de son passage dans cette vie et sur cette terre, sur ce territoire, le bonheur. Et l'apothéose de la réussite est de pouvoir partager ce bonheur avec au moins une personne. Et atteindre le Bonheur, pour être encore plus précis, c'est connaître, cet état de plénitude durable dans lequel tu te sens à ta place dans ta vie, dans lequel tu as trouvé le sens de ta vie… et dans lequel ta finitude ne te paraît plus une calamité, mais une condition nécessaire à la pleine appréciation de ton bonheur. Voilà la signification que je donne à réussir en Guadeloupe. Et comme tu peux le constater réussir en Guadeloupe, signifie la même chose que réussir partout dans le monde : c'est réussir sa vie. » Bien que confettis éparpillés sur les eaux caribéennes et atlantiques, à peine remarquables sur une mappemonde et somme toute peu signifiants sur l’échiquier politique compte tenu de notre tutelle administrative, nous sommes dans le monde. Une partie intrinsèque. Nous n’y échappons pas. Et indubitablement, notre économie, notre marché du travail et notre vision du monde résultent du système capitaliste. C’est une évidence que de dire que nous jouissons et subissons ce système capitaliste tout à la fois, puisque la globalisation (bien que les échanges ne soient pas encore si libres que cela) nous frappe de plein fouet à travers le consumérisme, et pour autant nos ancêtres ont été l’instrument de sa mise en œuvre : le grand chantier du capitalisme, l’industrialisation des corps dans les champs de canne à sucre.

Exister dans la société, c’est consommer. C’est accéder à un certain luxe. Appartenir au « sérail » du swagg !

Notre histoire, frappée du sceau de l’esclavagisation, semble toujours résonner dans les têtes du cliquetis des chaînes. Mentales celles-là. Cela semble tellement redondant. Je suis moi-même parfois lasse de le rappeler. Mais la relativité nous trompe, laissant penser que ce passé est très loin derrière nous. 1945, fin de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste. 1946, départementalisation ou fin de la colonie. Fin des grands génocides. Nous construisons une identité propre depuis peu. Et pourtant, nous sommes gagné.e.s par les dynamiques du monde en termes de cultures, de politique et d’économie. À tous les niveaux. En un peu plus de 150 ans et juste deux générations, nous avons ingurgité et intégré des siècles d’élaboration sociétale européenne/occidentale, de biens meubles et possessions coloniales à citoyens français et consommateur/trices. En fait, pour être plus juste, la créolisation y a participé, grandement. Mais, je parle ici de nous, en tant qu’individus libres de s’autodéterminer.


© Eduardo Soares


Rouages & consumérisme


Consommer : nouveaux fers. Le taux de surendettement en Guadeloupe – concernant, il est vrai, majoritairement les femmes, et les employés – démontrent que les signes extérieurs de richesse (voiture, nouvelles technologies, prêt-à-porter, conforts non vitaux, etc.) comptent et que finalement, la réussite en trompe-l’œil est l’apanage de beaucoup. Exister dans la société, c’est consommer. C’est accéder à un certain luxe. Appartenir au « sérail » du swagg ! Je caricature, mais l’idée est là. Pour une partie de notre population, réussir, c’est faire fonctionner la machine capitaliste, que nos ancêtres ont fondée : ils en ont été les rouages, les clés, les innovateurs. Rouage un jour, rouage toujours ?


Question contondante : que signifiait réussir pour nos ancêtres ? Cela paraît aberrant, voire indécent, de se poser la question ? Pourtant n’est-ce pas dans la nature de l’être humain que de se projeter ? Nos ancêtres n’étaient pas, par essence, des esclaves, mais des hommes, des femmes et des enfants esclavagisé.e.s. Donc, ces personnes devaient indubitablement se questionner sur l’avenir et tenter de (sur)vivre, pour celleux qui n’ont pas opté pour le « vivre libre ou mourir » (là encore, le manque d’horizon immédiat, le refus de cette vie, les pousse à choisir la mort). Aux prémices de notre histoire à Karukera, réussir signifiait certainement « sortir du champ de canne », non ? Alors que ceux et celles que l’on appelait « nègre.sse.s de maison » sont honni.e.s, vomi.e.s même, je dirais que dans ce contexte de survie, réussir devait ressembler à cela : parvenir à se sécuriser, parvenir à souffrir moins, parvenir à améliorer sa situation quotidienne, parvenir à mourir moins vite. Et, pour accomplir ce projet – je ne glorifie rien ici, c’est une réflexion tout à fait objective, donc basée sur des faits – ne fallait-il pas faire preuve d’ingéniosité ? Inventer les appareils pour alléger leur charge de travail ou faciliter son exécution. Ceux/celles-là ont-il/elles réussi ? Ils/elles sont parvenu.e.s à sortir, à réaliser quelque chose sans d’autre rétribution que leur bien-être et le confort de leurs maîtress.e.s. Sans reconnaissance sociale (pour la majorité)…



Après les abolitions, il fallait encore sortir des champs de canne et là, comme le soulignait le philosophe Cyril Serva, c’est l’école Schoelchérienne qui s’avère être le ressort ultime à leur salut. Le travail agricole est tenu en détestation ; car il est à la fois stigmate et trauma d’une ère qui a trop longtemps duré et que l’on voudrait oblitérer. Dans les champs, on ne réussit pas. On s’y échoue. S’instruire, parler français, devenir maître d’école, médecin, avocat, professeur certifié.e., ou encore directrice d’école est l’objectif de celleux qui peuvent accéder aux bancs de l’école.


Réussir c’est aussi savoir créer des opportunités et prendre des initiatives en rapport avec les besoins de la société, et ceci dans tous les domaines…

Ainsi émergera l’intelligentsia guadeloupéenne (et martiniquaise que l’on connaît bien), éducateurs et porte-parole du peuple (Aimé Césaire, Léon Gontran Damas, Félix Éboué, Gerty Archimède, etc.). Même lorsque l’on acquiert une expertise technologique (je préfère : à expertise manuelle), on peut considérer que l’on a réussi : la valorisation de son talent amène à un changement de statut notable. L’accès à la propriété privée est également un ressort et un critère de réussite. Certaines familles – affranchies notamment – purent accéder à la propriété dès la période de l’esclavagisation. Être propriétaire terrien est un signe extérieur de richesse essentiel. Classes moyennes. Réseaux d’entraide et de cooptation élitistes (franc-maçonnerie), etc. Les soixante-septards/soixante-huitards guadeloupéen.ne.s confirment l’ascension sociale des élites ; quoique beaucoup aient souffert de leur différence alors en quête de leur Graal.


© Karsten Winegeart


Aujourd’hui, que signifie réussir ?


Les quadras et les trentenaires se souviendront de l’exhortation à poursuivre des études scientifiques : la voie royale, pour que toutes les portes s’ouvrent à vous. Autre exhortation : les concours publics. Le fonctionnariat était aussi l’aboutissement d’une certaine catégorie de Guadeloupéen.ne.s : les Afrodescendants recherchent la sécurité de l’emploi et se dirigent vers les métiers du service public et du tertiaire. L’ascension professionnelle par échelons est l’itinéraire le plus sûr vers le succès : CDI, accès facilité à la consommation, etc. Même si cette filière tend à s’étioler, à s’assécher compte tenu des réformes (dans l’éducation notamment). Les métiers d’ingénieurs sont très prisés. Et les quotas établis par les grandes écoles, notamment par Science Po, permettent à de jeunes Guadeloupéen.ne.s, issu.e.s de classes défavorisées ou précaires, de se frayer un chemin vers les classes moyennes, voire privilégiées.


« Le Noir entrant en France va réagir contre le mythe du Martiniquais qui mange les R. Il va s’en saisir, et véritablement entrera en conflit ouvert avec lui. »

Aujourd’hui, nos transfuges de classe ont pignon sur rue : ils ont réussi et se retrouvent dans le journal local et les blogs de cultures afros, contrairement à celleux de la deuxième moitié du 20e siècle, qui étaient perçu.e.s comme vendus à la Métropole, des bounty, des négropolitain.e.s, des assimilé.e.s. L’ambition de transgresser et dépasser les frontières ethnico-sociales revenait à se « blanchir » (it rings the bell of the ‘acting white’ phenomenon’ aux USA !). Évidemment, réussir requérait de maîtriser la langue française, langue statutaire. Il fallait se lisser, un peu comme les cheveux crépus, un peu comme notre organe vocal. Le succès était irrémédiablement corrélé aux codes blancs.


Frantz Fanon écrit dans Peau noire, Masques Blancs : « Voici donc le débarqué. Il n’entend plus le patois, parle de l’Opéra, qu’il n’a peut-être aperçu que de loin, mais surtout adopte une attitude critique à l’égard de ses compatriotes ». Il ajoute : « Le Noir entrant en France va réagir contre le mythe du Martiniquais qui mange les R. Il va s’en saisir, et véritablement entrera en conflit ouvert avec lui. Il s’appliquera non seulement à rouler les R, mais à les ourler. Épiant les moindres réactions des autres, s’écoutant parler… ». La langue n’est pas uniquement un instrument de communication, mais un signe extérieur de richesse et un instrument de pouvoir (Bourdieu). Ainsi, le français était ce signe et cet instrument jadis.

Aujourd’hui, notre génération née à la fin du 20e siècle, porte en elle les semences de la résilience et de la lutte d’émancipation. La génération qui nous suit, elle aussi, hérite de ces acquis : imposition du créole, revivalisme, valorisation et surinvestissement des héritages africains et du neg mawon (notamment à travers les manifestations culturelles telles que le Mas), etc. Aujourd’hui, on réussit comme partout ailleurs, en s’instruisant, étudiant, effectuant nos transhumances le long de l’échelle hiérarchique. Nous entreprenons, pour réussir, à notre image. Celle ou celui qui souhaite réussir peut le faire en portant ses attributs.



Entreprendre


Réussir pour des lendemains ensemble. Réussir, c’est réussir ensemble. C’est faire ensemble, et laissez-faire. C’est réussir seul.e, mais avec les autres. En somme, c’est avoir des rêves pour soi, car ils constituent la somme des ambitions d’un peuple qui avance finalement sur tous les fronts. Autres morceaux choisis.


Christophe Amélaïse, conseiller financier : « Comprendre l'histoire, ses effets et le système dans lequel on vit au présent. Être en bonne santé, avoir de la volonté et une ouverture sur le monde. Se dire que rien n'est figé, accepter de fonctionner en "communauté" en se basant sur tant de contextes français, caribéens, européens, etc. Extraire une identité de ces contextes et la porter avec fierté, pour l'amour du lieu et des peuples qui le composent. Cultiver des points de convergences positifs culturels, culinaires, etc. Avoir une spiritualité composée à la fois de l'éducation classique, mais aussi de ce qui résonne comme vraie en chacun. Vivre, participer, échanger au présent, en ayant une certaine connaissance du passé et en maintenant l'envie, l'espoir, et une idée du futur. Comprendre l'économie, son pouvoir et le pouvoir de chaque individualité dans cet ensemble. » 

Anatole, retraité de la fonction publique. « Réussir en Guadeloupe fait écho, en miroir à la question lancinante et déjà documentée : un Guadeloupéen peut-il manager en Guadeloupe ? Pour moi la réponse est oui, car le management sans être universellement transposable convoque un socle commun de facteurs : le savoir, le savoir-faire, le savoir-être avec les sujets objets du management, la capacité à prendre en compte la psychologie des vis-à-vis, le pouvoir d’anticipation et l’autorité en rapport avec les objectifs assignés. On peut manager avec autorité et empathie sans complaisance communautariste. »


De gauche à droite : Fabienne Youyoutte (Désirs du palais), Dr Henry Joseph (Phytobôkaz) Jean-Pierre Pierin (Monétik Alizés) et Gabriel Foy (Gabriel).


« La confiance en soi est le premier secret du succès. »

Les défis d’aujourd’hui pour la réussite des Guadeloupéen.ne.s consistent à mener une bataille contre la conjoncture socio-économique, un contexte entaché et frappé de nombreux stigmates (chômage, précarité, inégalités sociales croissantes, dépendance à l’extérieur due à la faiblesse des ressources endogènes/locales et allophilie, différenciation marquée de classes économiques, etc.) ; mais c’est aussi porter l’histoire, la transmettre, l’interroger sans cesse pour mieux se comprendre et élaborer le projet socioculturel du pays. C’est donc, à la fois, entreprendre pour soi et pour le pays à travers soi, l’abnégation, l’innovation, l’esprit d’entreprise, la création et le renforcement du lien social… c’est développer une « certaine aptitude aux opportunités existantes ou à créer, et à transcender ces handicaps pour produire de la richesse intellectuelle, matérielle et morale » (Anatole, retraité de la fonction publique). C’est un vœu individuel qui se répercute sur la somme de tou.te.s.


Réussir c’est aussi savoir créer des opportunités et prendre des initiatives en rapport avec les besoins de la société, et ceci dans tous les domaines (culture, économie, social, éducation, loisirs, création, etc.). Ici comme ailleurs, c’est se fixer des objectifs et se donner les moyens de les atteindre, c’est s’accomplir avec bonheur par des résultats individuels implémentant éventuellement une ambition collective (entreprise, projet social ou sociétal, projet éducatif, culturel ou artistique, production industrielle ou artisanale). L’intérêt de la réussite c’est de contribuer, au-delà du bien-être individuel, à la promotion de la société dans laquelle on évolue. « La confiance en soi est le premier secret du succès » dit Ralph Waldo Emerson et « Peu importe si le début paraît petit », ajoute Henry David Thoreau… Réussissons encore !

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