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Qui sont nos héros ?

Dernière mise à jour : 13 mai 2023

Par DR. Stéphanie Melyon Reinette sociologue et artiviste

Photo : Philippe Giraud/Gamma-Rapho via Getty Images

 




Tantôt acclamée, tantôt honnie, elle a déserté le pays depuis quelques décennies déjà. Elle écrit ceci dans l’un de ses derniers ouvrages : « Je n’étais pas seulement orpheline ; j’étais apatride, une SDF sans terre d’origine ni lieu d’appartenance. En même temps, cependant, j’éprouvais une impression de libération qui n’était pas entièrement désagréable : celle d’être désormais à l’abri de tous jugements ».




Ce sont là les mots de Maryse Condé, dans La vie sans fard. À travers ce roman biographique, on suit ses pérégrinations de la Guadeloupe aux États-Unis en passant par la France hexagonale et l’Afrique… Une quête identitaire pour achever sa complétude. On peut aisément comprendre son sentiment de libération face à une société qui ne l’a vraisemblablement pas reconnu dans ses œuvres, qui l’a mal jugé. On ne peut nier que les médisances ont bien cours chez nous… Et pour un peuple représentatif du métissage, la différence n’est pas un apanage.



Maryse Condé avec ses collègues de Bush House, la BBC, Londres, 1967


Je me demande encore quelles sont les raisons qui ont présidé à cette relation de détestation entre Maryse Condé et son pays. À quoi est dû le rejet qu’elle évoque ? Était-ce le colorisme – attitude, propre aux sociétés postcoloniales, consistant à juger et préjuger de l’autre en fonction de sa carnation, de son teint, de son degré de négritude – qui opérait, néfaste ? Ou alors est-ce le regard négatif que d’aucuns portent sur les intellectuels dans ce pays ?


Les intellectuels réputés plus « francisés », pédants, prétentieux, « blanchis »… Frantz Fanon qui évoque ledit ‘négropolitain’, ou « bounty » qui roule les « R » : « Le colonisé se sera d’autant plus échappé de sa brousse qu’il aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole. Il sera d’autant plus blanc qu’il aura rejeté sa noirceur, sa brousse ». Maryse Condé, négresse et écrivaine reconnue mondialement, devait incontestablement être vue comme l’autre, nomade, altérisée. Condé est incontestablement l’écrivaine guadeloupéenne la plus reconnue dans le monde. Alors, pourquoi la jeunesse guadeloupéenne délaisse-t-elle ses artistes et ses intellectuels ? Pourquoi les jeunes Guadeloupéens se réclament-ils de personnalités et de stars étrangères telles que Beyoncé, Oprah ou Obama ? 




Beyoncé, Black is King - © Disney Plus



La jeunesse guadeloupéenne, disons les 15-30 ans, trouve ses modèles dans les rangs des personnalités américaines, et plus singulièrement parmi les stars africaines-américaines, qu’elles soient des médias, de la politique ou de l’Entertainement. Ils participent tous d’une même tendance et attitude d’afro-américanisation. Je les ai classés comme suit : la génération McHammer, née entre fin 1970 et début 1980, la génération Pimper, née entre fin 1980 et début 1990 et la génération Bieber, 1990-2000.


Barack Obama : Une terre promise - © DR



Si la première est conscientisée les deux dernières le sont moins ou pas du tout. Les McHammer sont héritiers d’une identité afro-américanisée au travers de la musique qu’ils écoutent et dont ils réclament les valeurs. Le Possee, Crew, le Mic, l’arène, la rue, le mur ; le Rap, le Break, le Graffitti… C’est aussi l’heure du Reggae, du Raggamuffin, de l’émancipation par la musique avec Bob Marley, Peter Tosh, Arrested Development, Tonton David, NTM, IAM, etc. La jugulaire est américaine ou anglo-caribéenne, mais il y a une veine française dans l’influence musicale de cette génération.


« chaque pays doit trouver son modèle et son style propre d’après les ressources dont il dispose, les besoins qu’il ressent, les caractéristiques de sa culture, les structures de pensée et d’actions qui sont les siennes »

Eh oui ! Le vecteur d’acculturation est la musique, par le biais de la radio ou de la télévision. On en arrivait également à lire les ouvrages sur les leaders noirs, notamment le mouvement des droits civiques. Et s’imposent ensuite le Rastafarisme et le Reggae, et la légende de l’Éthiopie invaincue. Le Rap et le Reggae avaient une réelle valeur de révolte, d’anticonformisme, de révolte. Le discours émis contre le système gouvernemental, policier, judiciaire français et américain (Occidental, dominant, mainstream) séduit et fait écho à la réalité vécue aux Antilles françaises : le néocolonialisme.





Mais, la génération Pimper – en résonance aux titres Pimper’s Paradise de Bob Marley, « Pimp » de 50Cent – est abreuvée d’une masse d’informations, encore plus grande et disparate, avec l’imposition de l’internet durant leur adolescence. C’est un raz-de-marée d’influences qui les submergent. Une génération de garçons et de filles qui se nourrissent de plaisirs artificiels, de mondes virtuels et de valeurs tout aussi superficielles. Leurs modèles :  Pimp (proxénète) et la Bitch (Pute) ! Le Rap et le R’n’B-Soul que cette génération Pimper écoute et dont elle se réclame sont le résultat d’une mercantilisation et industrialisation de cette musique noire. Exit Kriss Kross, Queen Latifah, Mc Lyte, Salt’n’Pepa, Missy Elliott, Nas,  (yeah ! she’s back ! I know !), etc. et bonjour 50Cents et consorts du Gangsta Rap. C’est une tendance, un mood… Point de recul. Une révolution déconscientisée dont les effets pervers mènent à une génération nouvellement assimilée « à l’afro-américanisme ».


Les McHammer ne sont incontestablement guère engagés dans une révolte par l’acte militant au sens de leurs pères, mais par une action artistique porteuse d’un discours identitaire, de réaffirmation culturelle et de réappropriation de sa créolité : métissage des courants importés, appropriation d’une codification Noire-Américaine ou Caribéenne/Jamaïcaine. Les cultures d’autres ghettos. Toutefois émergeront des artistes qui influenceront les scènes caribéennes et francophones : Tiwony,  Typical Fefe, Karukera Sound System, Jahlawa Sound System, Admiral T, etc. Pour les Pimper, hélas, la conscience de soi n’échappe pas ou peu à la pression du mercantilisme et du consumérisme, principaux motifs dans leurs discours artistiques, quand il en est : money, booty, and let’s shake ‘em both. Quant aux Bieber, ce sont les enfants du consumérisme, de l’hypersexualisation et des addictions - tendances notamment - décomplexés. En somme, la grande différence entre ces trois générations et celles qui leur donnèrent la vie tient en une dilatation de la conscience de soi dans et pour le peuple au profit d’une conscience de soi pour l’ego. 


(…) la Guadeloupe n’a pas encore pu être ‘pays’ au sens géopolitique du terme, bien qu’elle le soit spirituellement, comme elle n’a pu explorer ses désirs profonds, n’ayant jamais été face à elle-même, sans tutelle.

Les valeurs héritées de l’insoumission de nos pairs, de nos aïeux, se sont émoussées face à l’érosion produite par les apports extérieurs toujours plus conséquents. En effet, la départementalisation, la fin de la 2e Guerre mondiale, la fin du Tan Sorin amènent également la décolonisation, mais aussi une multiplication exponentielle des échanges commerciaux : la globalisation. Pour une société comme la nôtre, à peine sortie de l’esclavage pour plonger dans une République qui ne nous reconnaît citoyenneté qu’à demi-mot, et par là même ne vectorise ses échanges qu’avec une aire étrangère et éloignée, se nourrir de principes exogènes ne peut mener qu’à l’aliénation. Les actions des mouvements indépendantistes prônant l’autodétermination ont été oblitérées, tant par le gouvernement que par la population, par crainte de représailles. Il faut dire que les années 1950-80 n’ont pas été douces aux Antilles. « Les balles de ce passé grandiose ont eu peu de lendemains », écrivait Chamoiseau. Peu de lendemains immédiats dirions-nous. Car il y a quelques sursauts. Mais s’il est vrai, selon Jacques Bousquet, que « chaque pays doit trouver son modèle et son style propre d’après les ressources dont il dispose, les besoins qu’il ressent, les caractéristiques de sa culture, les structures de pensée et d’actions qui sont les siennes », la Guadeloupe n’a pas encore pu être ‘pays’ au sens géopolitique du terme, bien qu’elle le soit spirituellement, comme elle n’a pu explorer ses désirs profonds, n’ayant jamais été face à elle-même, sans tutelle.


© Hunter Newton



Assimilation & Tropismes : L’Autre toujours.


« L’indigène est un opprimé dont le rêve permanent est de devenir le persécuteur » (Frantz Fanon). Initialement, le terme « tropisme » est un concept biologique. Biologiquement, il se définit comme une « réaction aux agents physiques ou chimiques se traduisant par une orientation et une locomotion déterminées ». Au sens où nous l’entendons, il renvoie à une « force irrésistible et inconsciente qui poussent à prendre telle orientation, à agir de telle façon ». On parle ici d’une orientation inconsciente qui présage d’un conditionnement. C’est le terme exact. Conditionnement, réflexe, ou automatisme. Il existe une corrélation entre la xénophilie (l’amour de l’autre) et l’image négative de la « noirceur » ou de la « négrité ». Incarner, intégrer les traits de l’autre induit de se délester du poids de sa négritude. Allant dans ce sens, Fanon de dire : « Quand les nègres abordent le monde blanc, il y a une certaine action sensibilisante. Si la structure psychologique se révèle fragile, on assiste à un écroulement du Moi. Le Noir cesse de se comporter en individu actionnel. Le but de son action sera Autrui (sous la forme du Blanc), car autrui seul peut le valoriser. » (Peaux Noires, Masques Blancs). En bref ! Le propos est clair : il y eut une surdétermination des valeurs et du modèle français amenant le Noir antillais à rejeter ce qu’il est, ou à renier ce qu’il aurait pu advenir : la littérature française, les artistes africains-américains et leurs leaders charismatiques. 

La mélopée douce qui prévaut dans le pays Guadeloupe : « Il n’y a rien en Guadeloupe ». Alors que le pays est une pépite de luxuriance et de ressources que nous ne nous approprions pas entièrement. Un pays que l’on doit construire pour nous…

Aimé Césaire au premier Congrès des écrivains et artistes noirs à La Sorbonne 1956. © AFP



Le Triangle de l’émancipation culturelle.


Lorsque des fenêtres se sont ouvertes sur le monde, il a pu redéfinir son identité : la Négritude de Césaire, l’Antillanité, la Caribéanité, la Créolité… Toutes ces identités ont pu émerger parce que le Noir antillais a lu, rencontré le Noir américain, puis l’Africain en dignité. Au temps de la Décolonisation et des guerres d’indépendance – époque également du Mouvement des Droits civiques –, les Nègres sont debout partout. Et le panafricanisme a encore de beaux jours devant lui. Et les légendes de la lutte d’émancipation des noirs se forgent, se distinguent. Au cours de mes recherches sur les musiques noires (Jazz, Poésie noire), j’ai pu constater que tous les artistes se sont d’abord réclamés de références africaines-américaines, puis africaines (on peut mettre Hailé Sélassié dans cette catégorie) pour finalement développer leur propre expression. Une expression singulièrement et formellement empreinte de ces influences précédentes. Le triangle de l’émancipation retrace le périple du Passage du Milieu inversé. Détachement de la France, identifications à l’Amérique noire, à l’Afrique, pour un retour chez soi nourri de tout cela. Pour se libérer de l’« arsenal complexuel » développé par l’esclavage, le Noir antillais a dû s’éloigner pour mieux s’ancrer. Si la génération Rupaire reconnaissait ses pairs –  leurs combattants –, la dernière génération les méconnaît. Les hauts faits des Africains-Américains, liés aux musiques de contestation, ont tôt fait de faire de l’ombre à nos freedom fighters. Leur envergure internationale et leurs symboles de lutte devenus universels, étendards appropriés par bien d’autres opprimés, ont forcé l’admiration et l’adhésion de notre peuple, à proprement parler, lui-même opprimé. Il fallait à cette dernière génération des symboles qui transcendaient leur insularité. Il faut tout de même rompre avec ses pères pour s’émanciper !


© Rex Way-Iekem




Globalisation, nouvelles technologies & inculture.


« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » (Frantz Fanon). Les dernières générations ont-elles trouvé ou entrepris de trouver leur mission pour la société guadeloupéenne ? N'ont-elles pas démissionnées simplement ? Une génération qui pense que l’avenir lui est dû, que la réussite doit lui être livrée en remboursement. La mélopée douce qui prévaut dans le pays Guadeloupe : « Il n’y a rien en Guadeloupe ». Alors que le pays est une pépite de luxuriance et de ressources que nous ne nous approprions pas entièrement. Un pays que l’on doit construire pour nous… La globalisation et les nouvelles technologies sont une porte vers des mines culturelles qui pourtant ne seront peut-être jamais exploitées par nos jeunes tant elles sont à profusion et tant les mauvais indices et autres #hastags qui leur sont semés ne les mèneront pas nécessairement à l’émancipation réelle. Oui, les potentialités sont là, mais l’étroitesse des réseaux sociaux – exponentiels pourtant – interdit l’évasion par des « prêts-à-penser », « prêts-à-choisir », et autres costumes habillant nos ego au quotidien. Noam Chomsky dit que « l’internet pourrait être un pas positif vers l’éducation, l’organisation et la participation dans une société qui ferait sens ».


« Ô, mon corps fait de moi toujours un homme qui s’interroge ! »

Mais dans nos sociétés, les nouvelles technologies sont incontestablement l’arme la plus culturellement mortelle de conformisation et de contrôle. Dans notre pays Guadeloupe encore en lutte pour recouvrer la mémoire, ce sont des armes de destructions massives qui plongent nos mémoires dans le néant. L’ailleurs semble plus glorieux et plus glamour, perversité même de ces interfaces personnalisables : « … tu croules sous le déversement massif, quotidien, d’une manière d’être idéalisée qui démantèle la tienne. Tes martyrs sont indiscernables, les attentats que tu subis n’émeuvent même pas les merles endémiques, tes héros n’atteignent pas le socle des statues et leur résistance bien peu spectaculaire t’est quasiment opaque… ». (Chamoiseau)

Enfin et surtout, oserais-je dire, ces assimilations susmentionnées ne nous ont-elles pas enseigné notre insignifiance ? Comment valoriser des intellectuels fondés dans la République française et grâce à ses armes ? Qui écrit dans la langue de la subordination ? D’aucuns n’y voient aucune grandeur, tant ils sont conditionnés par les nouveaux discours négristes, africanistes, ou khémites. J’ai parfois entendu dire que Césaire avait trahi les peuples antillais en requérant la départementalisation…


Mais ces derniers n’oublieraient-ils pas de recontextualiser les faits ? Comment rivaliser avec les grands leaders africains-américains qui ont mené des millions d’hommes à marcher sur les capitales du Monde-Libre ? En effet, la réponse que nous cherchions est résumée en un mot « aliénation ». Et la désaliénation ne peut être achevée que par une prise de conscience réelle de ceux et celles que nous sommes, de ce que nos histoires recèlent de richesses et de héros « endogènes ». Nous ne cesserons de nous identifier à l’autre – même s’il nous ressemble – tant que nous ne saurons pas apprécier et valoriser la grandeur qui réside en chacun de nous et en chacun de nos pairs. Alors, il est temps de laisser surgir la beauté du pays, de laisser fleurir nos œuvres, d’embrasser nos pères et mères et de conquérir nos avenirs : « Ô, mon corps fait de moi toujours un homme qui s’interroge ! »

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