Pourfendre l'immobilisme
Par Pierre-Yves Chicot | Avocat à la cour et Maître de conférences de droit public Photo : Sour Moha La célèbre lettre d’Aimé Césaire à Maurice Thorez signifiant son départ du Parti communiste français résonne d’un son particulier en ce début du XXIe siècle. Bien que des esprits trop rapidement critiques lui reprochent encore d’avoir choisi le camp de l’assimilation, en prenant la dimension de toute son œuvre politique, la loyauté exige de lui reconnaître la lucidité dont il a su faire preuve en s’adressant par la voie épistolaire au secrétaire général du Parti communiste, en ce 24 octobre 1956. Il y a de ça 65 ans. « (…) comment dans notre pays, où le plus souvent, la division est artificielle, venue du dehors, branchée qu’elle est sur les divisions européennes abusivement transplantées dans nos politiques locales, comment ne serions-nous pas décidés à sacrifier tout, je dis tout le secondaire, pour retrouver l’essentiel ; cette unité avec des frères, avec des camarades qui est le rempart de notre force et le gage de notre confiance en l’avenir » ? Cette lettre est belle parce qu’elle est écrite en belles lettres, au regard de l’envergure intellectuelle de son auteur, mais elle l'est d'autant plus qu’elle pourfend l’immobilisme. Cette attitude assure et assume que la culture du progrès en faveur du plus grand nombre est vraisemblablement la plus grande vertu que le dépositaire du suffrage universel doit faire sienne. Tourner le dos à des pratiques éculées, être habité de la conscience que l’infiniment petit par la taille est aussi infiniment grand par l’esprit. Convertir la docilité en audace, être soi-même en lieu et place de l’emprunt de l’identité de l’autre. Ainsi parle Césaire en s’adressant à Maurice Thorez : « Un fait à mes yeux capital est celui-ci : que nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience ». © Banque Numérique des Patrimoines Martiniquais Singularités. Les mots revêtent cette capacité à garder dans les sillons de l’histoire des traces indélébiles qui agissent comme des graines fécondes pouvant irriguer l’esprit des générations d’après. Ainsi parle l’esthète de Basse-Pointe : « Singularité de notre “situation dans le monde” qui ne se confond avec nulle autre. Singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème. Singularité de notre histoire coupée de terribles avatars qui n’appartiennent qu’à elle. Singularité de notre culture que nous voulons vivre de manière de plus en plus réelle ». Les esprits forgés par la colonisation se répartissent globalement en deux grandes catégories : ceux qui récusent leurs singularités pour mieux vivre leur aliénation comme un épanouissement ; ceux qui accusent l’aliénation d’être un obstacle dirimant à la jouissance de leurs singularités. Cette dichotomie garde toute sa vigueur, aujourd’hui, c’est-à-dire, ce moment où l’institution supra-familiale dans sa genèse, qui devient ensuite l’État, adopte le parti pris du minimalisme, du retrait, de l’agilité. Une transfiguration qui fait si mal à la première catégorie et met au pied du mur la seconde. « je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion qu’il ne leur manque ni vigueur ni imagination, mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer ». Quel que soit son camp d’appartenance, le mot d’ordre de la responsabilité commandée par la singularité apparaît comme la seule voie possible d’envisager l’avenir. Ainsi parle l’ancien maire de la communauté foyalaise : « Qu’en résulte-t-il, sinon que nos voies vers l’avenir, je dis toutes nos voies, la voie politique comme la voie culturelle, ne sont pas toutes faites ; qu’elles sont à découvrir, et que les soins de cette découverte ne regardent que nous ? C’est assez dire que nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier ». La question coloniale ne concerne plus l’Algérie évoquée par le condisciple de Senghor, mais 65 ans plus tard, les pays français d’Amérique et de l'océan Indien qui demeurent pris dans l’enclos de l’identité législative les transforment en « jouet sombre au carnaval des autres ». Si le fellagha du XXe siècle à l’image du nègre marron du XVIIe siècle sécrète l’énergie de la rébellion pour se libérer des lourdes chaînes de l’oppression, l’assimilé, bien malgré lui, redoute un futur où son génie créateur qu’il ignore sera la base des politiques publiques qui doivent embellir son quotidien. © Anne Sack Paternalisme et fraternalisme. Ainsi parle le dramaturge : « comment dans notre pays, où le plus souvent, la division est artificielle, venue du dehors, branchée qu’elle est sur les divisions européennes abusivement transplantées dans nos politiques locales, comment ne serions-nous pas décidés à sacrifier tout, je dis tout le secondaire, pour retrouver l’essentiel ; cette unité avec des frères, avec des camarades qui est le rempart de notre force et le gage de notre confiance en l’avenir » ? Dans ce monde digitalisé à un niveau d’outrance qui est loin d’avoir atteint son paroxysme, il est grand temps de comprendre que le compartiment-département d’outre-mer, qui le demeure pour certains, malgré l’unification de grandes assemblées locales est fondamentalement un pays. Et ce, qu’il choisit ou non d’avoir en propre son drapeau. Vivre sa terre comme un pays prend l’allure du grand saut du paternalisme au fraternalisme. Penser l’outre-Atlantique comme un lien de fraternité et non un lien de subordination est sans aucun doute un horizon de proximité. Sortir définitivement de l’artificiel état du bien meuble à l’état d’humanité qui est la substance de la vérité de nos trajectoires. Ainsi parlerons-nous avec le poète et le stratège : « je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion qu’il ne leur manque ni vigueur ni imagination, mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer ». Cette invitation à choisir notre sort est gorgée d’espoir et de confiance en la capacité des pays français d’Amérique à dialoguer aussi avec le monde, avec leur langue et leur cosmogonie.