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Ce passé qui ne passe pas

Dernière mise à jour : 13 mai 2023

Par Seteve Gadet

Photo : Eduardo Gorghetto

 



L’altercation entre Mr Augustin et Mr Chaulet à Basse-Terre révèle ce que la société de consommation essaie de nous faire oublier : le passé esclavagiste ne passe pas. On ne le voit pas tous les jours, mais c’est encore une ombre qui recouvre certains domaines dans le pays.



Cette dispute, ces injures racistes évoquent la question de la race, de la mémoire, de l’histoire et la question socio-économique aux Antilles. Je condamne fermement les propos et les gestes de Mr Chaulet. Ceux qui croyaient que la Guadeloupe ne portait plus ce genre d’état d’esprit reviennent de loin. Il y a encore des gens qui pensent comme lui dans nos îles, des jeunes qui grandissent en étant biberonnés par l’esprit anti-nègre. Certaines personnes ne disent rien, mais leur attitude, leur action et leur manière de vivre viennent de cet esprit-là.

Le racisme, d’où qu’il vient, est criminel parce qu’il déshumanise, affaiblit et marginalise des êtres humains. Je suis indigné, mais lucide. Bien que j’ai des raisons de le faire, je refuse de cultiver l’amertume et la haine. Je serai du côté de ceux qui travaillent à une meilleure entente entre les gens qui partagent ce bout de terre que nous aimons tant, la Guadeloupe.





Le discours du Président de la République qui a provoqué la réaction de Joëlle Ursull démontre autre chose. Les Français blancs qui vivent dans l’Hexagone et les Français noirs qui vivent aux Antilles pensent à partir de lieux mémoriels différents. En fonction de certaines questions, ils pensent leur passé, leur existence et leur futur différemment. On pense l’histoire à partir d’angles différents. Certaines choses ont plus ou moins d’importance que d’autres en fonction de notre communauté. En cherchant à désavouer Joëlle Ursull, la ministre de la France d’outre-mer a été très maladroite. Est-ce parce qu’elle vit en France hexagonale depuis longtemps ? À vous de voir. George Pau-Langevin est une femme intelligente et engagée depuis longtemps pour une société plus équilibrée. Je ne vais pas faire comme certains l’ont fait et la disqualifier seulement à partir de ces propos. Elle devra néanmoins un jour réparer le tort qu’elle a causé chez certains d’entre nous. Il me faut quand même répondre à son argument. Selon elle, les intentions des bourreaux des Juifs et ceux des Africains n’étaient pas les mêmes donc les crimes commis n’ont pas la même ampleur. Ce ne sont pas les intentions qui comptent ici, ce sont les faits. Déshumaniser, brutaliser pour exterminer ou déshumaniser, brutaliser pour le travail forcé ; les faits restent.


L’impact de l’esclavage est encore palpable aujourd’hui quoi qu’en disent les partisans du « An nou finn èvè sa ».

L’esclavage a été un système brutal, vicieux et inhumain qui a broyé des femmes, des hommes et des enfants. C’est un système économique, politique, culturel, religieux et éthique qui a profité à des groupes. Il a provoqué des handicaps psychologiques et sociétaux sur plusieurs générations dans la région Caraïbe et ailleurs. Certaines personnes en Guadeloupe ne respectent pas ceux qui sont dans une position socio-économique inférieure. C’est un fait même si d’un point de vue éthique, le respect et la dignité ne devraient pas dépendre de notre condition socio-économique. Face à ça, je suis d’accord avec le Dr Boyce Watkins lorsqu’il dit que le pouvoir politique sans le pouvoir économique, c’est comme avoir le permis sans avoir la voiture. Vous n’irez nulle part sauf si quelqu’un vous permet d’avoir une voiture. L’impact de l’esclavage est encore palpable aujourd’hui quoi qu’en disent les partisans du « An nou finn èvè sa ». Si j’étais au pays, j’aurais pris part aux manifestations pour dire non au racisme dignement et pacifiquement.



©  Matthew Brady



Exhibit B "Human zoo" © Brett Bailley



Non. L’ignominie, la brutalité et l’exploitation à des fins économiques ou politiques n’ont pas de mesures ni de nationalités. Les comparaisons entre des souffrances n’ont jamais rien amené de bon. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas chercher à comprendre et évaluer les préjudices subis. Cela dit, ceux qui comparent les souffrances ont un message à faire passer. Parfois, il vaut la peine d’être entendu. D’autres fois, ils déshonorent la mémoire de ceux qui ont vécu ces souffrances. En France Hexagonale, la présence des communautés de couleurs dans la culture dominante ne leur a pas toujours été favorable et des stéréotypes ont renforcé certaines perceptions. Ces communautés ont souvent été jugées et classées par rapport à des standards qui n’avaient aucun fondement dans la réalité. On peut comprendre leur besoin de reconnaissance et leur besoin de s’organiser pour défendre leurs intérêts. Cela ne veut pas non plus dire que toutes les personnes issues de ces communautés ont attendu des paroles de reconnaissance ou des dispositifs spéciaux pour se construire.


Peu importe notre couleur de peau, on doit tous apprendre à reconnaître comment notre groupe ethnoracial est entré en contact avec d’autres groupes… Ce processus veut que nous apprenions à mettre les « chaussures » des autres.

Dans une société multiculturelle, l’histoire envisagée du point de vue d’une seule communauté nous donne ce qu’on a connu récemment d’où la réaction de Joëlle Ursull. Elle disait simplement au Président : « Attention, vous parlez et regardez l’histoire que d’un seul côté. De mon côté, je ne la vois pas comme ça, car voilà ce que mes ancêtres ont vécu. » Peut-être que son ton et ses mots ne sont pas toujours lisses, mais c’est ce que je garde du texte. Le 25 mars 2015, l’ONU a fait comme la Guadeloupe à Darboussier en inaugurant une stèle à son siège de New York en mémoire des victimes de l’esclavage. Ils l’ont fait afin de construire l’avenir sans oublier les conséquences du racisme et de l’avidité. On peut ne pas être d’accord avec les prises de position des uns et des autres par contre, il y a une chose dont nous devons nous préoccuper : c’est de la vérité des faits. La conscience des faits a été le point de départ de nombreux mouvements de réforme, de nombreux efforts pour faire cesser les injustices. La conscience fait partie du processus d’éducation. Peu importe notre couleur de peau, on doit tous apprendre à reconnaître comment notre groupe ethnoracial est entré en contact avec d’autres groupes. Les blancs doivent le faire, les noirs aussi, les Indiens, les métisses, les Haïtiens, les Dominicains, les békés, etc. Ce processus veut que nous apprenions à mettre les « chaussures » des autres. Nous ne sommes pas obligés de les garder, mais voir la vie, l’histoire à partir d’autres perspectives que la nôtre. Cela nous donne une compréhension plus profonde de l’histoire. Cela nous aide aussi à voir comment ces différents groupes ont répondu ou pas aux injustices.


Nous avons tous des efforts à faire pour ne pas être captifs de notre vision du monde, captifs de notre culture. Moi le premier. Pourquoi ? Parce qu’elle nous met des lunettes lorsque nous regardons le monde. Le risque c’est que ces lunettes nous empêchent de comprendre la vision des autres. De temps en temps, nous devons apprendre à déposer nos lunettes et mettre celles des autres ; et vice versa.


« Entre la vérité et la réconciliation, il y a un devoir de réparations ».

Ce qui s’est passé à Basse-Terre nous montre que le passé ne passe pas pour certaines personnes. Lorsqu’on ignore cela, il nous revient un jour en pleine figure. Je ne m’attends pas à ce que Nicolas Chaulet voie les noirs autrement à la suite du procès. Comment puis-je changer le cœur d’un homme ? Seulement, je m’attends à ce que la justice lui rappelle que sa couleur et le passé de sa famille ne lui donnent pas le droit de traiter les noirs en Guadeloupe comme il a traité Mr Augustin. En privé, l’amour se manifeste par de la tendresse, mais lorsqu’il montre son visage dans l’espace public, on l’appelle justice. Et ça, c’est le « job » de nos institutions. Si elles ne restaurent et ne protègent pas, le risque est grand de voir le malaise racial s’approfondir sous le soleil. Wole Soyinka, le prix Nobel de littérature en 1986 a dit : « Entre la vérité et la réconciliation, il y a un devoir de réparations ». Cette réparation peut prendre plusieurs formes. La justice doit réparer ce qui a été brisé à Basse-Terre au risque de continuer à porter l’héritage d’une « certaine justice sous les tropiques ». Cette même idée de la justice que nos grandes robes noires comme Félix Rodes, comme feux René Falla et Gerty Archimède ont souvent combattu farouchement.



Cornel West, professeur de philosophie à l'Université d’Harvard, aux Etats-Unis. © Cornelwet


Le Dr Cornel West, l’un de mes modèles chrétiens et mon philosophe noir préféré, m’a appris que la douleur de mon peuple ne devait pas m’empêcher de comprendre celles des autres peuples ni chercher à les minimiser. Autrement dit, je ne dois jamais laisser la souffrance noire me rendre aveugle ou insensible à la souffrance des autres, peu importe leur couleur, leur culture ou leur civilisation. Dans un pays comme la France, des descendants de personnes réduites en esclavage ont eu parfois l’impression que la société et ses institutions ne prenaient pas en compte la souffrance de leurs ancêtres de la même manière que la souffrance des autres communautés. Il y a sûrement plusieurs raisons à cela que je ne vais pas commenter ici. La lutte pour la dignité est commune à tous les peuples. Tous en ont besoin alors qu’ils se battent pour avoir plus d’emprise sur leur existence.


À la lumière de ce passé qui a du mal à passer, l’un de nos défis est de ne pas rester emmuré derrière les slogans et les démonstrations. La route de l’action et du dialogue reste à défricher. Je ne sais pas ce qu’elle me réserve, mais je veux y poser les pieds. L’un de mes rappeurs préférés s’appelle Ali et c’est un musulman. Ce jeune homme de 40 ans a dit récemment dans un entretien : « Comment arriver à la paix sans dialogue ? ». Nous devons continuer à devenir plus conscients du monde dans lequel nous vivons sans être immobilisés dans ce processus sinon le passé ne passera pas…

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