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COVID-19, la maladie de toutes les divisions

Dernière mise à jour : 14 mai 2023

Par Raphaël Lapin

Photo : Nsey Benajah

 




La crise sanitaire dans laquelle la COVID-19 a plongé l’archipel guadeloupéen est le fait générateur d’une autre grande crise : une crise protéiforme et multidimensionnelle cette fois. En effet, les ressorts de cette dernière sont tout à la fois sociologiques, politiques, économiques et sociaux.



La première division profonde que doit accuser notre pays à l’issue du drame sanitaire est politique. Nous avons en effet assisté à la consommation du divorce entre les gouvernants et les gouvernés. La crise sanitaire aura ainsi été l’éclatant révélateur de la profonde défiance qui s’est progressivement installée en Guadeloupe entre le peuple et l’autorité publique. Avant elle, les élus étaient déjà au cœur de tous les doutes des Guadeloupéens. Avec pour cause l’échec de la conduite des politiques publiques sur des sujets essentiels tels que l’eau, le chômage, la gestion des déchets, l’efficacité du système de soins, la chlordécone, etc. Déjà en novembre 2020, l’institut de sondage Qualistat relevait que la population dans sa majorité n’avait pas confiance en la classe politique.


Cette crise politique est devenue peu à peu sociologique. Elle a attisé toutes les torpeurs du peuple guadeloupéen, réveillé toutes ses inquiétudes et avivé toutes ses meurtrissures.

Cette défiance s’est cristallisée durant la crise de la COVID-19 autour de contestations successives de la longue liste des dispositions prises par les autorités déconcentrées de l’État pour faire face à l’épidémie. Tantôt s’agissait-il de dénoncer l’obligation du port du masque, puis il fallait s’opposer au port du masque à l’école. Ensuite est venue la crispation du confinement partiel. Puis la frustration du confinement total a fait son grand retour. Enfin, il y eut le dégoût face à ce funeste arbitrage entre d’un côté ceux dont on considérait qu’ils pouvaient mourir, car trop vieux, trop faibles et pas assez vaccinés et ceux qu’il fallait sauver, car assez jeunes, assez robustes, et suffisamment piqués. Il était alors le temps de manifester contre l’obligation vaccinale pour les soignants et contre le Pass sanitaire pour les civils avant que ne survienne la consternation des premières suspensions de fonctionnaires et certainement les premiers contrôles de lieux publics.


© Nsey Benajah


Les caractères unilatéraux et aléatoires de ces décisions ont contribué à désorienter les citoyens et ont largement entretenu ce climat de défiance. La communication catastrophique et maladroitement autoritaire de la préfecture et de l’agence régionale de santé n’a pas aidé à ramener de la sérénité dans le débat public. Pendant ce temps, rares sont les élus locaux qui ont fait le choix d’assumer une position spontanée et non dictée par le dictat de l’opinion. De sorte que jamais, au cours des deux années qui viennent de s’écouler, aucune voix forte n’a été en mesure de s’élever pour dire que c’en était assez de tout ce vacarme, pour faire revenir l’ordre et la sérénité dans la société guadeloupéenne.


Cette crise politique est devenue peu à peu sociologique. Elle a attisé toutes les torpeurs du peuple guadeloupéen, réveillé toutes ses inquiétudes et avivé toutes ses meurtrissures. Il y a eu des débats sans fins sur la gravité de la maladie, l’ampleur de l’épidémie ou encore la pertinence de tel rimèd razié ou de tel remède pharmaceutique. Ces débats ont progressivement laissé la place à des invectives par réseaux interposés, la diffusion de fausses informations qui a gangrené l’opinion ainsi qu’à des querelles au sein de nos familles, dans nos groupes d’amis.






Dans le feu du cancan se jouaient des jeux de faction, s’affermissaient des postures, se raidissaient des opinions. Une véritable bataille de tranchées débutait alors entre les administrations et singulièrement l’administration hospitalière et ses agents. Des menaces de mort ont été adressées. En guise de réponse, elles ont été tournées en dérision et confinées dans ce que d’aucuns auront qualifié maladroitement de « folklore local ». Cette bataille se poursuit aujourd’hui à coup de suspension sans solde et sans perspectives pour des agents récalcitrants à la vaccination. Elle a d’ailleurs été le carburant de vieux préjugés étalés dans les télévisions nationales où des pseudoscientifiques autorisés imputaient les réticences du peuple guadeloupéen face à la vaccination au vaudou ou plus globalement à des pratiques magico-religieuses dont seuls nous aurions eu l’expertise.





Au-delà du grotesque de ces préjugés aux relents racistes, c’est surtout l’erreur de constat qui nous a marqués. On imputait à la volonté guadeloupéenne l’échec de la politique vaccinale sans évoquer la réalité de la conduite de cette politique publique dans notre pays. La distance devenait alors une nouvelle source de division sociologique entre le pays et l’Hexagone. Une division bien plus profonde qu’on ne l’imagine. À ce propos, lorsque le Président de la République a fait son discours martial le 12 juillet 2021 pour inciter à la vaccination, le risque était maîtrisé au niveau national où 35 millions de Français avaient déjà reçu la première dose du vaccin. De sorte que la moitié de la population sur le territoire hexagonal était au mieux acquis à la cause vaccinale, au pire, devenue indifférente à l’enjeu.


© Christophe Archambault


L’histoire des Guadeloupéens est à ce titre différente, voire inverse. À l’époque où les autorités déconcentrées de l’État ont répété les directives de Paris, moins de 30 % des personnes avaient un schéma vaccinal complet. Nous en étions encore à discuter d’une loi sur le fait d’avoir de l’eau dans les robinets pour pouvoir observer les gestes barrières. D’ailleurs, l’essentiel de la communication de l’ARS et des moyens mis en œuvre à cette époque en Guadeloupe reposait sur le triptyque : « tester, alerter, protéger ». De sorte que le message de la vaccination n’avait pas encore été suffisamment amené auprès de chacune et de chacun. L’effet contre-intuitif de la rationalité observée par les services déconcentrés de l’État aura été de braquer un public déjà défiant par rapport à l’autorité publique. Nous avons ainsi ajouté de la fureur à la douleur.


Le troisième drame que traverse la Guadeloupe à l’issue de cette quatrième vague, est celui du nécessaire impact économique provoqué par la résurrection du confinement et plus globalement par la succession des mesures prises par les autorités pour lutter bon gré malgré contre l’épidémie. Certes, celui-ci était encore plus souple que durant la toute première vague, qui fut, paradoxalement, moins meurtrière. Cependant, de nombreux secteurs d’activités ont été impactés de plein fouet par cette crise. Il n’est que d’évoquer les secteurs du tourisme et de la restauration pour s’en convaincre. La presse a longuement évoqué le cas de ce restaurateur connu de la place de Jarry que la quatrième vague a convaincu de liquider sa société. On pourrait également parler de l’évènementiel ou encore de la crise de la culture qui perdure depuis désormais près de deux années. Le sport a été également victime de la crise sanitaire.


(...) nul ne saurait nier que la crise sanitaire a constitué un accélérateur inouï des inégalités sociales et économiques.

En 2020, l’IEDOM évaluait à 3 points de PIB le recul de l’activité économique lié au premier confinement. Dans le même temps, le climat d’affaires, indicateur synthétique de la confiance des chefs d’entreprises pour investir dans l’économie, reculait de 52 points sur un an. Dans le même temps, l’institut de sondage Qualistat révélait que 74 % des chefs d’entreprise étaient inquiets pour l’économie locale en avril 2021 en plein cœur de la première vague d’épidémie (c’était 20 points de moins qu’en avril 2020) ; pendant que 72 % d’entre eux déclaraient un chiffre d’affaires en repli. Il semble que la crise n’ait pas encore produit l’ensemble de ses impacts négatifs sur l’économie guadeloupéenne dans la mesure où ses effets ont été amortis par les dispositifs mis en place par l’État et les collectivités pour surmonter la crise. L’État affirme ainsi que les entreprises guadeloupéennes ont bénéficié au 29 mai 2021, de 1 342 millions d’euros d’aides économiques, 677 millions d’euros de prêts garantis par l’État (PGE), de 155 millions d’euros d’indemnisation au titre de l’activité partielle ; de 221 millions d’euros d’indemnisation au titre du fonds de solidarité ; et de 289 millions d’euros de report de charges fiscales et sociales.



© Nsey Benajah


Cependant, nul ne saurait nier que la crise sanitaire a constitué un accélérateur inouï des inégalités sociales et économiques. Cette dernière division peut être éprouvée à l’échelle des nations entre les pays les plus développés et les plus pauvres, mais aussi au sein même des nations les plus riches. Les Nations Unies qui ont fait du bien-être économique et social des populations une valeur cardinale constatent un écart croissant entre pays développés et pays en développement tandis que nous rangeons la Guadeloupe dans cette dernière catégorie.


Les pays en développement comme la Guadeloupe ou en crise avant la COVID-19 ont été les plus vulnérables. La baisse de leurs recettes entraîne des difficultés croissantes à subvenir aux besoins fondamentaux de leurs populations, notamment à cause des faiblesses institutionnelles et du manque de moyens. Le centre d’information relève que « dans les pays développés, on compte en moyenne 55 lits d’hôpital, 30 médecins et 81 personnels infirmiers pour 10 000 habitants. Selon des données du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), pour le même nombre d’habitants, les pays en développement ne disposent que de 7 lits, 2,5 médecins et 6 personnels infirmiers et manquent souvent également de produits de base comme le savon, l’eau potable, ou la nourriture », ce qui est précisément le cas en Guadeloupe s’agissant de l’eau potable ou de certaines fournitures essentielles. De même, les pays en développement ont une économie informelle dense. C’est toutefois un secteur qui a été particulièrement affecté par les restrictions de mouvements liées à la pandémie.


Il nous faudra renouer le lien social après nous être tenus à bonne distance sanitaire, sur les ponts qu’il conviendra de rétablir dans la résorption des inégalités ; il nous faudra nous retrouver en tant que peuple.

Dans le monde, la large majorité des personnes actives (plus de 60 %) sont des travailleurs ou travailleuses informel(le)s. Ce sont donc des personnes éloignées de toutes formes d’assurance maladie ou d’allocation chômage. Elles sont ainsi mécaniquement étrangères aux dispositifs d’aide offerts par l’État. De sorte que les confinements successifs et autres couvre-feux ont affecté de plein fouet leur activité tandis que chaque euro perdu apparaissait comme le terreau fertile d’une nouvelle inégalité. Encore faudrait-il évoquer les inégalités en matière d’enseignement. À une époque où la santé se fait l’ennemie de l’école, ce sont souvent les enfants qui en ont le plus besoin qui se trouvent les plus éloignés des enseignements. Des inégalités qui ont été encore aggravées par la fracture numérique et par l’innumérisme pour les enfants, leurs parents et même les enseignants : « ainsi, dans les pays pauvres, 86 % des enfants ont été privés d’école d’après le PNUD, alors que ce chiffre ne concerne que 20 % des enfants dans les autres pays ».


© Mathieu de Martignac


En France, les Nations unies évaluent à un million les personnes qui sont tombées dans la pauvreté au cours de l’année 2020. Celles-ci viennent s’ajouter aux 9 millions déjà comptabilisées. Le baromètre Ipsos 2020 pour le Secours populaire révélait d’ailleurs que 45 % des personnes qui ont sollicité l’aide du Secours populaire durant le confinement étaient jusque-là inconnus de l’association. Tandis qu’un Français sur trois a éprouvé une perte de revenus depuis le début de la crise. Le nombre de personnes dépendantes des distributions alimentaires est en nette augmentation, notamment parmi les étudiants, travailleurs précaires ou chômeurs récents. Une étude de l’INSEE a par ailleurs démontré que la mortalité liée à la COVID-19 avait été plus importante dans les régions au niveau de vie plus bas. C’est précisément ce que nous avons vécu d’ailleurs en Guadeloupe.


Dans une récente étude, le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier de Schutter, a mis en avant les échecs de l’Union européenne (UE) dans la lutte contre la pauvreté. En bref, l’ONU nous apprend que du fait de la COVID-19 ceux qui avaient déjà faim ont encore plus faim, ceux qui étaient malades ne le sont pas moins, bien au contraire et ceux qui mouraient dans la pauvreté, sont plus nombreux à mourir dans le dénuement. Ce d’autant que le raccourci entre la vulnérabilité à la maladie et la pauvreté est emprunté assez rapidement.


Le coronavirus apparaît ainsi véritablement à l’échelle du monde, comme à l’échelle de nos îles, comme la maladie de toutes les divisions. Au-delà de la lutte contre l’épidémie, d’autres interrogations se posent à nous sur la manière dont il nous faudra construire la sortie de cette crise et surtout sur une réinvention de l’agrégat social. Il nous faudra renouer le lien social après nous être tenus à bonne distance sanitaire, sur les ponts qu’il conviendra de rétablir dans la résorption des inégalités ; il nous faudra nous retrouver en tant que peuple. C’est l’unique moyen de dégager de nouvelles perspectives, de nouvelles ambitions.

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