Par Ken Joseph
Photo : Nathan Dumlao
Voici une plaie économique dont nos entreprises se passeraient bien, tant elle impacte l’ensemble de la croissance et accélère les réactions à la chaîne. En cause ? Les factures impayées.
Certes, le sujet n’est pas nouveau, mais il ne s’arrange guère. Et, si le phénomène est largement connu, le syndicat national des cabinets de recouvrement de créances et de renseignements commerciaux (l’ANRC) l’a quantifié, dans un rapport publié le 20 juin 2018. Ainsi, en 2017, les créances impayées françaises ont représenté un manque à investir de 56 milliards d’euros pour les entreprises, soit environ 2 % du produit intérieur brut (PIB). L’étude révèle que le strict respect des délais de paiement « permettrait de soulager la trésorerie des entreprises de 12 milliards d’euros par an ». Certes, la mise en place de la loi pour la modernisation de l’économie dite LME d’août 2008 modifiée en 2018 a dans un premier temps permis une nette amélioration, disons sur le papier. Dans les faits, les habitudes sont tout autres, car 37 % des TPE-PME dans les secteurs B2b sont payés au-delà de 30 jours, et 23 % au-delà de 6 jours.
Pour rappel, en France, la moyenne des retards – au-delà du délai légal – se situe à douze jours. La situation est particulièrement dégradée pour les secteurs « information et communication » et « conseils et services aux entreprises » où près de deux entreprises sur trois connaissent des délais supérieurs à 60 jours, et parmi lesquelles plus de la moitié subissent des retards supérieurs à un mois. Le secteur « construction » s’avère à peine mieux loti, puisque moins d’une entreprise sur deux est payée à l’heure. Par ailleurs, pour le secteur public, si les délais de paiement de l’État sont plus au moins maîtrisés, ceux des collectivités locales et des établissements de santé sont beaucoup plus hétérogènes, voire problématiques, ce qui est notamment le cas des régions. Du côté des départements et régions d’outre-mer, selon l’IEDOM, en 2016, 40 % des entreprises ultramarines subissent un retard de paiement. Et sont par ailleurs 45 % à régler leurs fournisseurs au-delà de 60 jours.
© Zhang Kenny
Toute entreprise est confrontée tôt ou tard à un client qui ne paye pas. Et il s’agit malheureusement d’une situation trop fréquente qui demeure frustrante chaque fois. Selon l’étude de GoCardless, réalisée auprès de 250 PME françaises, 85 % des sociétés déclarent qu’elles pourraient développer leur activité plus rapidement si elles avaient plus de visibilité sur leurs paiements. De plus, « l’incertitude quant au moment où les paiements vont arriver » rend 87 % des dirigeants de PME « plus stressés et anxieux ». Et 81 % avancent ne pas être certains d’être en mesure de payer leurs propres factures à temps. 54 % déclarent avoir été contraints de payer leurs créances en retard en raison des délais de paiement de leurs propres clients. Finalement, pour honorer leurs paiements, 42 % des dirigeants de PME auraient demandé un financement d’urgence ou pioché dans leurs économies, afin de compenser les retards. Cependant, 56 % déclarent qu’au cours de leur première année d’activité, les délais de paiement les ont forcé à faire des sacrifices sur leurs salaires, leurs congés ou leurs embauches.
Il faut savoir que plus d’une procédure collective (liquidation-faillite) sur quatre découle de problèmes d’impayés et de retards de paiement.
Pour un patron, ne pas être payé à temps constitue une véritable crainte, et se pose alors nombre de questions : le client est-il mécontent ? Est-ce que son chèque s’est perdu dans les abysses des bureaux de poste ? Est-ce qu’il espère passer sous le radar ? A-t-il tout simplement oublié d’acquitter sa facture ? Il existe, en effet, plusieurs raisons à ce que ces factures restent lettre morte. La principale pourrait être un contexte conjoncturel, toujours incertain. Mais ce ne sont pas seulement les fournisseurs ou les entreprises partenaires qui rechignent à payer dans les temps ou à payer tout court, mais les privés aussi, donc le consommateur. Nombreux sont ceux qui sont affectés par la situation économique, mais certains d’entre eux vivent visiblement aussi au-dessus de leurs moyens. Et pour les entreprises B2b-B2c, les conséquences peuvent, s’avérer létales. Il faut savoir que plus d’une procédure collective (liquidation-faillite) sur quatre découle de problèmes d’impayés et de retards de paiement. Les TPE et davantage les PME, c’est-à-dire celles qui sont responsables de l’essentiel de la croissance, y sont particulièrement vulnérables, ne disposant pas de l’organisation et des ressources humaines pour y faire face. Alors que souvent, elles ne déméritent pas en matière de produits et de services. Mais c’est aussi de leurs responsabilités de s’assurer des rentrées financières, car trop souvent les entreprises, aveuglées par les perspectives d’un gros contrat, négligent ou oublient de vérifier la solvabilité du client.
© Taner Arali
Les retards de paiement entraînent un effet de cascade pour les entreprises. Et c’est au détriment de toute la chaîne économique. Elles sont 4 sur 10 à assurer que leur activité a déjà été mise en péril à cause des délais de paiement pratiqués. Selon l’éditeur de logiciels Sellsy, dans son baromètre réalisé en partenariat avec YouGov sur les délais de paiement, 22 % des répondants déplorent un pourcentage d’impayé de plus de 5 % du chiffre d’affaires. Parmi les raisons évoquées, la situation financière difficile de certains clients (45 %), la mauvaise foi de leurs interlocuteurs (40 %), des oublis involontaires (26 %), ou encore la cessation d’activité du client (24 %). En clair, il s’agit souvent d’une configuration du pot de terre contre le pot de fer. Mais il y a encore plus éloquent.
(…) les entreprises françaises n’osent pas réclamer leur dû. Elles craignent, surtout dans le contexte économique actuel, que le fait de relancer leurs clients leur fasse perdre des parts de marché.
Selon les résultats des travaux de deux chercheurs français, Jean-Noël Barrot et Julien Sauvagnat, le respect des délais de paiement fixés aurait de vrais impacts sur l'emploi. Les deux jeunes sont arrivés à une conclusion saisissante : « Selon nos estimations, le respect des seuils légaux en matière de délais de paiement conduirait à une augmentation de l'emploi de 2,3 % chez les PME, soit à la création de plus de 100 000 emplois par les entreprises », expliquent les deux chercheurs.
Mais en réalité, combien coûte un impayé ?
Le recouvrement des créances impayées est une problématique majeure et stratégique dans la gestion de toute entreprise. En effet, en raison de la fragilité économique globale des entreprises dans une conjoncture difficile, un retard de paiement impacte tout besoin en fonds de roulement (BFR). Il est du chiffre d’affaires (CA) qui ne se transforme pas en trésorerie. Cependant, dans votre CA il y a d’une part vos coûts de revient – ceux de vos fournisseurs et autres frais fixes liés à la production – et de l’autre votre marge. Vos fournisseurs et vos charges fixes devant être payés, en cas de retard ou d’impayé, c’est de la marge payée qui sera utilisée.
Voici un exemple extensible à des milliers de situations bien connues :
vous avez vendu, il y a deux mois 4 formations à 1 200 €. Les prestations ont été effectuées et vous avez facturé à la commande. Marge de 20 %. Sur vos 4 factures, seules 3 ont été réglées à échéance.
Voici l’impact de votre impayé sur votre marge globale :
1. CA = 4 800 €/marge : 960 €/Frais de revient : 3 840 €
2. CA payé = 3 600 €/marge : 720 €/Frais de revient : 2 880 €
3. CA impayé = 1 200 €/marge : 240 €/Frais de revient : 960 €. La marge effectuée sur les sites payés sera utilisée pour payer vos frais de l’impayé : 720 € pour couvrir 960 € de frais de vos fournisseurs + marge d’une autre vente pour combler les 240 € manquants. Vous avez perdu 960 € et effectué 0 marge sur vos ventes payées. Dans cet exemple, pour couvrir le coût de l’impayé sans nuire à vos marges, il vous faut générer et encaisser pour 6 000 € de formation.
D’une manière générale, la formule utilisée pour calculer le coût et l’impact d’un impayé sur votre marge est la suivante : Montant de l’impayé/Taux de marge x 100.
© Efe Kurnaz
Mais les conséquences d’un impayé ne se résument pas à une tension sur la trésorerie, elles affectent parfois l’organisation même de l’entreprise de plusieurs manières : en affectant différemment le budget de trésorerie ; en alertant le banquier, qui peut le cas échéant réajuster le niveau de risque à la hausse ce qui engendrera un durcissement des tarifs et de l’accès au crédit ; en affectant l’exploitation de l’entreprise (embauches et investissements repoussés, économie sur l’entretien, les matières premières…). Le temps passé et les dépenses liées au recouvrement (huissiers, dépenses juridiques…), bien souvent à fonds perdu, impactent eux aussi la bonne gestion de l’entreprise. C’est pourquoi il est important d’adopter la bonne attitude à l’apparition d’un retard de paiement, pour maximiser vos chances de récupérer les sommes dues.
Selon Daïna Boismoreau, auteure du livre : Les Entreprises et la gestion des impayés clients : la culture du cash (Edilivre), le meilleur modèle de recouvrement de créance est, dans un premier temps, la prévention et l’anticipation via une attention portée au bon enregistrement et à la mise à jour des données liées à l’identité du client, telles que le délai et le mode de paiement du client…, mais également au cadre contractuel, à la présence de bons de commande, à la véracité des prestations ou de produits facturés… et ces actions doivent bien entendu être suivies d’une réactivité d’intervention pour garantir toutes les chances de recouvrement de créances. Accompagné d’un reporting régulier et précis, axé sur tous les indicateurs clés, celui-ci vous permettra un meilleur pilotage de l’activité. Le recouvrement des créances est une activité réglementée liée à l’utilisation de moyens légaux. Il faut donc une structure adaptée selon la taille de l’entreprise et son volume d’affaires. Toutefois, quelle que soit la taille de l’entreprise, une politique de crédit doit être clairement définie, communiquée, appliquée et contrôlée. Le rôle du crédit manager ou du responsable recouvrement voire du directeur administratif et financier, selon le titre que vous lui donnerez ou l’organisation au sein de votre entreprise, est primordial. Il est le chef d’orchestre du recouvrement de créances. Il garantit la bonne marche de recouvrement, le respect des délais, la bonne application du processus.
Pour les TPE ou autres entrepreneurs individuels ne pouvant se payer le luxe d’un crédit manager, le recours à un intermédiaire est un levier de réussite décisif dans le recouvrement. Faire appel à un professionnel bénéficiant d’une solide formation juridique, ainsi qu’une maîtrise des techniques de négociation améliore fortement vos chances de récupérer vos impayés, tout en préservant la relation commerciale. Aussi, pour éviter une accumulation d’impayée, une entreprise a tout intérêt à durcir ses conditions générales de vente.
Au-delà des libellés des factures, c’est la logique qu’il faut changer : les pays du nord de l’Europe ont, depuis longtemps, pris l’habitude de facturer les mauvais payeurs… Car le problème est bien là : les entreprises françaises n’osent pas réclamer leur dû. Elles craignent, surtout dans le contexte économique actuel, que le fait de relancer leurs clients leur fasse perdre des parts de marché. Si le sujet est aujourd’hui brûlant, c’est que la crise semble prendre une nouvelle ampleur, avec un effet sanglant attendu sur les délais de paiement et, surtout, un effet domino des défaillances.
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