Par Marc Lantin
Photo : Jessica Felico
Elles sont des dizaines, des centaines, des milliers à avoir franchi le pas. Elles, ce sont ces femmes qui ont transcendé les stéréotypes et qui ont choisi de repenser l’équilibre délicat entre vie de famille et vie professionnelle. Ce sont ces femmes qui ont défié les inégalités, brisé le plafond de verre, ont osé entreprendre en se lançant dans une aventure parfois risquée, souvent audacieuse, mais toujours enrichissante. Non, on ne naît pas entrepreneure, malgré des qualités intrinsèques qui font bon augure. Mais on le devient ! Et c’est particulièrement vrai dans un monde où l’entrepreneuriat se conjugue essentiellement au masculin ; où les qualités valorisées chez ces dernières sont plutôt celles de la douceur, de la discrétion ou de la modération que celles de l’ambition, de l’audace ou de la compétition cultivée par la gent masculine. Ces stéréotypes – amers – sont souvent véhiculés dès l’école, par la famille et la société, invitant les femmes comme les hommes à se conformer à des rôles sociaux traditionnels et figés.
Compter les femmes pour que les femmes comptent.
La question est sans doute aussi vieille que l’humanité. Le pouvoir exercé par une femme, à la tête d’une entreprise, se distingue-t-il radicalement du pouvoir masculin ? Oublions un moment les changements survenus depuis la tornade #metoo. Essayons de poser la question avec lucidité, en particulier dans nos îles où le débat demeure, pour l’heure, moins vif à ce sujet que dans l’Hexagone. Quel changement observé, dans un territoire comme la Guadeloupe, de cette révolution du pouvoir au féminin ? Et quelles sont les difficultés rencontrées dans la quête entrepreneuriale des femmes ?
Entre transformations et « traditions ».
Les femmes guadeloupéennes en vue sur le plan entrepreneurial étaient souvent des héritières et des épouses. Ainsi, derrière chaque femme dirigeante se cachait une dynastie familiale dont elle avait, pour une raison ou une autre, pris un moment les commandes. Or, aujourd’hui, les choses tendent à évoluer. Notre paysage économique ne se décline plus au masculin. Le foisonnement de l’autoentrepreneuriat a permis à davantage de femmes d’exprimer leurs désirs de démarrer, seules ou en groupe, une activité. Ces femmes, issues de tous les milieux sociaux, ont su profiter d’une mondialisation qui leur a par ailleurs apporté les modes de consommation et les tendances en provenance du monde. Le second changement est culturel. Il ne porte pas tant sur les relations hommes-femmes dans nos îles que sur la manière dont elles sont perçues. L’idée même qu’elles soient discrètes, dépendantes d’un homme… a fini par s’étioler.
(…) la femme guadeloupéenne est indéniablement investie d’un pouvoir fort, puisqu’elle est le stabilisateur, le rouage essentiel de l’économie familiale et régionale.
Les nouveaux comportements sociaux ont brisé les tabous. Les divorces se sont multipliés, la révolution des rencontres 2.0 est passée par là. Le mot 'choix' est devenu la règle dans nos contrées qui vénèrent la femme « potomitan » où la diversité des destins féminins est désormais davantage acceptée. Le dernier changement est celui de la perception, qui nous ramène à la question de la beauté, de l’apparence physique, des femmes célébrées, parce que belles et mutiques. Là aussi, la fissure est devenue une fracture. Les femmes savent toujours utiliser de façon redoutable l’arme de la séduction, mais elles se sont affranchies des codes… pour en créer d’autres.
De plus en plus indépendantes sur le plan financier et sur celui des mœurs, elles osent beaucoup plus et ont la volonté de gouverner, se hisser à des postes à responsabilité. Et lorsque l’on regarde le haut de la pyramide sociale, il est indéniable que, depuis le tournant du 21e siècle environ, le patronat guadeloupéen s’est féminisé.
La citadelle économique serait-elle en train de vaciller ?
Pas vraiment, car si l’on regarde de plus près ce groupe social influent ne représente qu’une infime partie de la population féminine globale. Avec un vivier de 216 039 femmes, seules 7 088 d’entre elles dirigent une entreprise en Guadeloupe, dont neuf sur dix exerçant dans le commerce et les services. Notons qu’il s’agit principalement de microentreprises ; plus de 6 unités sur 10 n’ont aucun salarié ; 3 sur 10 ont un effectif compris entre 1 et 10 actifs, selon une étude réalisée par la CCI des îles de Guadeloupe en 2017 sur « l’entrepreneuriat au féminin ». Même s’il est vrai que ce chiffre ne cesse d’augmenter, l’entrepreneuriat conserve malgré tout un visage masculin. On le remarque très facilement dans les médias avec une surreprésentation des hommes interviewés parmi les chefs d’entreprise. Ce sont eux que l’on montre le plus souvent pour illustrer des success-stories entrepreneuriales. Par ailleurs, les nombreuses études académiques présentant le facteur « femme » comme étant un désavantage pour entreprendre ont renforcé cette norme masculine.
Enfin, la Fédération Les Premières (ex-Les Pionnières) dénonce la norme « guerrière » de l’entrepreneuriat actuel, dans laquelle de nombreuses femmes ne se reconnaissent pas. On peut souligner le vocabulaire sans équivoque utilisé dans les start-ups : stratégie, chef, offensive, former une alliance… « Où sont les femmes ? » ; comme si au fond, Patrick Juvet hantait toujours un peu notre époque. Pourtant, en ce qui concerne la base de la pyramide sociale, la femme guadeloupéenne est indéniablement investie d’un pouvoir fort, puisqu’elle est le stabilisateur, le rouage essentiel de l’économie familiale et régionale.
© Helen Ngoc
Mais où est le problème ?
Le psychologue R. Perron l’avait déjà identifié en 1967 : « l’individu tend à choisir les activités, les attitudes, les réactions, qui concordent avec l’image qu’il se fait de lui-même, avec ce qu’il attend de lui-même ; et il tend à en interpréter le déroulement et l’issue en fonction de cette image ». En clair : l’individu privilégie naturellement l’action qui conforte l’image qu’il se fait de lui – quitte à s’autocensurer. Ainsi, la femme qui n’est pas capable de se projeter, de se rêver en tant qu’entrepreneure, peinera à franchir le cap.
Certaines femmes ont la sensation de trahir quelque chose en adoptant une posture entrepreneuriale, de s’éloigner de la construction sociale « normale ». De ne pas être complètement légitime – de jouer un rôle. Et pourtant, la posture entrepreneuriale est l’atout indispensable pour convaincre, aller chercher des financements, recruter… pour permettre à son entreprise de croître, tout simplement. Ainsi, les femmes se heurtent à des difficultés pour faire évoluer leurs vies professionnelles. Et lorsqu’elles veulent entreprendre, elles se retrouvent confrontées à un univers d’hommes parfois peu désireux de leur accorder leur confiance. Entreprendre peut alors s’avérer plus difficile pour une femme, qui devra lutter contre des préjugés et peut-être s’affirmer avec davantage de force qu’un homme. La plupart des rapports s’accordent à dire que les freins à l’entrepreneuriat féminin sont principalement de 3 ordres. D’une part, la peur du risque qu’il soit financier ou lié à la crainte d’échouer (près de la moitié selon certaines enquêtes). Ensuite, il semblerait que les femmes fassent moins appel à leurs réseaux professionnels que les hommes. Last but not least, le sacro-saint « équilibre entre foyer et carrière » qui repose encore souvent sur leurs épaules. Mais d’autres facteurs sont également épinglés : l’absence de modèles, les difficultés d’accès au financement (découlant souvent de leur statut professionnel) ou encore le manque de formation spécifique.
© D Roberts
Les codes du financement.
À propos des stratégies d’affaires des femmes entrepreneures, de nombreuses études pointent les difficultés qu’elles rencontrent en matière de financement. En général, on constate que les femmes entrepreneures recourent moins à l’emprunt que leurs homologues masculins, tant pour démarrer leur activité que pour la financer par la suite. Les données issues d’une récente enquête de l’OCDE relative aux inégalités hommes-femmes montrent que les chefs d’entreprise masculins recourent plus aux crédits bancaires que les femmes. Les résultats sont par contre plus contrastés en ce qui concerne les différences entre hommes et femmes en matière de refus de demandes de crédits. Il existe tout de même un écart qui tend à s’agrandir depuis fin 2010 en défaveur des femmes. L'une des raisons qui pourraient expliquer la différence de traitement subie par les femmes entrepreneures serait le manque d’actifs auquel les prêteurs portent de la valeur, comme l’expérience, les ressources, la trésorerie, les garanties…
La difficulté de recourir à un emprunt peut également s’accentuer chez les femmes célibataires, mères divorcées ou chez les demandeuses d’emploi. Cela peut s’expliquer par le fait que les bailleurs de fonds identifient leur situation comme plus précaire que celle des hommes ou d'autres femmes.
L’étude sur les freins et moteurs liés à l’entrepreneuriat féminin souligne également l’existence d’un problème sociologique qui rattache la femme à la sphère domestique plutôt qu’à la sphère professionnelle. Cela semble avoir une incidence sur la confiance accordée par les banquiers aux projets portés par des femmes. Toutefois, ce problème sociologique semble être en baisse dans notre société. La difficulté de recourir à un emprunt peut également s’accentuer chez les femmes célibataires, mères divorcées ou chez les demandeuses d’emploi. Cela peut s’expliquer par le fait que les bailleurs de fonds identifient leur situation comme plus précaire que celle des hommes ou d'autres femmes.
Si les femmes ont plus de difficultés à obtenir des financements, l’enquête de l’OCDE montre tout de même que ce n’est que dans la moitié des 14 pays européens étudiés que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à voir le financement comme un problème majeur lors du lancement de leur activité. Cela peut s’expliquer par le fait que les femmes démarrent généralement leur activité avec un capital de départ plus faible que les hommes, et ont moins souvent besoin d’avoir recours au financement. D’un autre côté, l’accès difficile à l’emprunt peut également amener les femmes à opter pour une entreprise de moindre taille. Une chose est certaine, dans le contexte économique actuel, l’accès au crédit à des taux d’intérêt supportables est devenu un réel défi pour les entrepreneurs, sans distinction de genre. S’il n’est pas toujours possible de réduire les taux d’intérêt, diverses mesures ont tout de même été adoptées afin de faciliter l’accès au financement. C’est notamment le cas des médiateurs de crédit qui facilitent l’octroi de crédits aux PME. L’étude de l’OCDE note aussi que les mesures prises pour faciliter l’accès au crédit sont particulièrement efficaces lorsqu’elles sont accompagnées d’autres services comme des formations ou de l’accompagnement. Les services complémentaires ont notamment l’avantage de renforcer la confiance des entrepreneurs et de diminuer leur sentiment de prise de risque.
Les motivations des femmes créatrices sont le plus souvent éloignées du goût du pouvoir, du souci de réussir.
Malgré le discours, soutenant qu’il n’existe pas de différence entre les hommes et les femmes d’affaires en ce qui concerne leurs besoins, les tendances observées démontrent que les femmes ajoutent un nouveau visage au modèle historique de « l’homme d’affaires » et que ce mouvement a besoin d’être encouragé par des organismes privés, mais également publics pour se structurer et se renforcer. De nombreux organismes et réseaux d’entrepreneures permettent aujourd’hui de stimuler l’éclosion d’entreprises à propriété féminine et les accompagnent, les mentorent, les financent ou les introduisent. Force est de constater que la volonté d’épanouissement personnel semble plus forte que le goût d’innover. Et aussi, se sortir du chômage, rebondir afin d’échapper au « plafond de verre », articuler : vie professionnelle, familiale et sociale ; gagner en autonomie… Les motivations des femmes créatrices sont le plus souvent éloignées du goût du pouvoir, du souci de réussir.
© Abbey Lossing
Fort heureusement, depuis quelque temps, les femmes créent de moins en moins par défaut. Une nouvelle génération de femmes mieux formées, maîtrisant les nouvelles technologies, utilisant les financements alternatifs et le réseautage bouscule les anciens codes, les institutions (familiales, économiques, sociales). Et si chez trop de femmes le désir d’entreprendre reste au stade du fantasme parce qu’elles sont pétrifiées à l’idée de passer à l’action, la situation évolue, notamment grâce aux réseaux féminins. Bien sûr, entreprendre pour une femme (comme pour un homme d’ailleurs) est loin d’être un long fleuve tranquille, mais les réseaux sont là, sur le terrain, pour démontrer que l’entrepreneuriat est une véritable opportunité de carrière pour les femmes : une opportunité de se réaliser, de relever un défi en prenant des risques calculés.
L’avenir des femmes désireuses de lancer leur boîte est de toute évidence lié au réseautage, car il permet à chacune de découvrir que créer son entreprise est une aventure non seulement réalisable, mais aussi intéressante, épanouissante et rémunératrice. Une des clés du succès est de bien s’entourer dès le départ. Enfin, les réseaux sous le signe de l’entrepreneuriat féminin permettent de mettre en lumière les nombreux dispositifs d’accompagnement au service des futures cheffes d’entreprise. Et comme il n’y a pas d’accompagnement efficace sans un diagnostic précis et objectivé, BNP Paribas a créé l’Observatoire annuel national de l’Entrepreneuriat féminin, afin de mieux mesurer chaque année le ressenti, les leviers et les freins des femmes entrepreneures. BNP Paribas peut ainsi toujours mieux les comprendre, les aider à se lancer et à grandir. Le but n’est-il pas de changer le monde ?
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